Fourier
sur les problèmes généraux de la société à l’ère industrielle 28 ». L’économiste Edward Mason est plus
éloquent encore sur ce point :
La révolution industrielle a échappé à Fourier : il n’a
pas du tout su en apprécier la portée... C’était un économiste au vieux sens du
terme, c’est-à-dire un économe. Il a fait la publicité des économies de la
division du travail avec l’enthousiasme d’Adam Smith ; or la division du
travail se résumait pour lui à sa forme la plus simple, celle qu’illustre bien
la culture maraîchère ; elle ne revêtait pas la forme plus complexe que l’on
associe à la technique mécanique. Son phalanstère était tout simplement fondé
sur l’agriculture et le travail manuel. A cet égard, il s’oppose à son
contemporain Owen, qui, lui, avait compris l’importance de la révolution
industrielle et qui a tenté d’inclure les avantages des nouvelles méthodes
industrielles dans ses projets communautaires 29 .
Cette critique n’est pas dénuée de fondement. Il est certain que
Fourier ne partage pas les points de vue saint-simonien ou marxiste sur
l’énergie positive et libératrice que représenterait l’industrialisation
continue. Il ne pense pas qu’une production accrue améliore la vie de tous et ne
fait pas de l’exploitation des travailleurs un thème central de sa critique de
l’économie civilisée. Son analyse centrée sur les travers du capitalisme
commercial est caractéristique d’une l’époque pré industrielle où dominent
encore la production agricole et l’artisanat.
Cela dit, il serait tout de même trompeur de ne voir en l’utopie
de Fourier qu’un prétexte à la nostalgie. Il se montre lui-même très caustique
à l’égard de ceux qu’il appelle les « poètes charlatans » comme l’abbé Delille,
qui célèbre les vertus, l’innocence, et la béatitude de la vie rurale.
Un poète charlatan, l’abbé Delille, nous dit « que le
sage parcourt dans leurs innombrables variétés les riches décorations des
scènes champêtres ». Eh, quelles sont ces variétés ? Des cabanes d’un aspect
dégoûtant, des enfants couverts de haillons, des bestiaux sales et chétifs, des
paysans grossiers et fourbes réduits à manger des orties tandis que l’abbé
Delille se goberge dans des châteaux. Tout le parcours champêtre se compose de
ces hideux spectacles sauf quelques pays d’exception comme le Piémont, le
Brisgau, la Belgique. Mais en France la campagne est dégoûtante de pauvreté.
Cependant comme la poésie a le droit de mentir et que l’abbé Delille en use
plus amplement qu’un autre, il nous fait parcourir de riches décorations et
d’innombrables variétés là où l’œil ne découvre que pauvreté et monotonie 30 .
Ce passage est tiré d’un manuscrit rédigé en Bugey durant
l’unique séjour prolongé de Fourier à la campagne. Mais déjà dans les Quatre
Mouvements, il disait des paysans français qu’ils étaient des « automates
vivants » plus que des hommes, des créatures plus proches des animaux que des
humains et dont on remarque surtout « l’extrême grossièreté 31 ».
La critique fouriériste du travail agricole est de fait beaucoup
plus fouillée que celle du travail industriel. Les remarques de Fourier sur la
mécanisation et l’industrie sont souvent assez superficielles, fondées non sur
des observations de première main, mais sur des comptes rendus de débats
parlementaires et des enquêtes décrivant les effets de l’industrialisation en
Grande-Bretagne 32 . A l’époque où
Fourier élabore sa théorie du travail, rappelons-le, les usines, les
concentrations massives d’ouvriers et l’énergie mécanique font encore figure
d’exception dans l’économie française. Si l’on trouve, il est vrai, quelques
grandes industries dans la France de Fourier (usines sidérurgiques du Creusot,
usines textiles de Lille, Roubaix et Mulhouse, et les immenses exploitations
minières d’Alsace, de Lorraine et du Nord), l’économie reste tout de même
fondamentalement agricole, et la plupart des unités de production artisanales
ou familiales. La France de 1850 n’emploie encore que dix pour cent de sa force
de travail « industriel » dans des entreprises de plus de vingt personnes ; la
croissance économique des années 1830 (dernières années de la vie de Fourier),
bien qu’avérée, ne s’accompagne en général pas de grandes réformes
structurelles mais plutôt d’une
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