Fourier

le reproche d’une réponse élémentaire :
les dix ou quinze minutes perdues en allées et venues seront plus que
compensées par le gain de productivité. Les Harmoniens au demeurant seront
tellement passionnés que leur ardeur au travail risquerait de se muer « en
excès nuisible » si ces intermèdes réguliers ne venaient la tempérer 18 .
    Mais qu’en est-il de la qualité du travail effectué ? Fourier
insiste sur la totale liberté des Phalanstériens quant au choix et à la
fréquence de leurs activités. Comment se propose-t-il donc de pallier les
problèmes d’incompétence ou d’impéritie ? Cela ne semble pas à dire vrai le
préoccuper outre mesure. Dans la grande majorité des cas, un travail bâclé
n’est que la rançon de l’ennui, de l’inattention ou de la léthargie, choses
inexistantes en Harmonie. Fourier n’en spécifie pas moins que, dans chaque
groupe et dans chaque série, les Harmoniens seront classés par ordre de mérite.
Les promotions se feront par vote interne, tout comme le partage des profits :
les bons à rien, si tant est qu’il y en ait, seront mal rémunérés.
    Plus difficile est la question des groupes entiers dont la
production laisserait à désirer. Que faire par exemple lorsqu’un groupe
d’amateurs de melons persiste à vouloir en faire pousser dans une région
montagneuse et brumeuse ? Ou lorsque des friands d’artichauts tiennent à les
cultiver sous un climat sec et ensoleillé ? La plupart des adeptes d’un fruit
ou d’un légume mal adapté à leur région seraient assez réalistes pour les
importer. Mais il y aurait toujours, dans chaque Phalange, quelques irréductibles
pour entreprendre de faire pousser des plantes totalement inappropriées à leur
climat. Si un groupe de Phalanstériens hollandais veut exploiter le raisin en
Hollande, écrit Fourier, « on ne pourra pas les gêner dans cette fantaisie
agricole puisque tout est libre dans l’Harmonie 19 ». Mais si leur production est constamment rejetée par les autres membres de la
Phalange, ils devront porter un brassard noir et rejoindre une série spéciale
de groupes « éclipsés ». « Je classe parmi les Eclipsés, tous les groupes dont
le travail ne peut ni faire honneur à la Phalange ni servir ses intérêts et
rivalités cabalistiques. Ces groupes sont considérés comme parasites et réduits
à un quart de rétribution ou à zéro 20 .
»
    Reste enfin un problème de taille, sur lequel achoppent souvent les
utopistes de tradition libertaire : à qui confier le travail à ce point
répugnant et avilissant qu’il ne suscite presque aucune vocation ? Fourier
souligne que peu d’activités correspondraient à cette définition en Harmonie
puisque personne n’est l’esclave d’une seule tâche. Même la récolte du fumier
peut présenter de l’intérêt dans la mesure où il suffit d’y consacrer deux
heures par semaine. Soit. Mais qu’en est-il des tâches plus repoussantes encore
comme lieux d’aisances, des égouts et des abattoirs ? C’est là qu’intervient
une découverte que Fourier qualifie lui-même d’inspirée : les Petites Hordes.
D’autres utopistes, comme Sébastien Mercier, ont déjà suggéré que dans une
communauté « les emplois les plus bas, les plus abjects ou les plus dangereux »
pourraient être accomplis par une équipe de saints séculiers, de citoyens
vertueux aspirant à un degré plus élevé de perfection que leurs concitoyens et
voulant prouver leur vertu, non pas par un vain jeûne ou des psalmodies de « mauvais
latin », mais par des actions utiles au service public 21 . Les Petites Hordes de Fourier
participent de cette même tradition, à cette différence près que ses saints
sont des enfants réfractaires.
    Fourier propose donc que les travaux les plus immondes soient
réservés à des groupes de jeunes adolescents qui ne demandent qu’à se vautrer
dans la saleté et l’excrément. Deux tiers des garçons et un tiers des filles de
neuf à quinze ans appartiendraient d’après lui à cette catégorie d’enfants
passionnément attirés par la saleté, souvent grossiers, renfrognés, et prêts à
affronter tous les dangers pour le simple plaisir de semer le désordre. En
Harmonie, ces tendances d’ordinaire intolérables seront mises à contribution :
en tant que membres des Petites Hordes et responsables du ramassage des
ordures, de l’entretien des égouts et de la propreté des abattoirs, ces enfants
rebelles seront vénérés par