Fourier
la communauté sous le nom de « conservateurs de
l’honneur social » et, parce qu’ils refuseraient d’être payés, parangons de «
l’abnégation de soi-même recommandée par le christianisme 22 ». Ils auront leur propre langue ou
argot, leur propres uniformes (dans le style « grotesque ou barbare »), leurs
propres chefs, appelés Petits Khans ou Petites Khantes, et seront secondés par
des Bonzes et Druides, adultes qui n’auront pas dépassé ce stade et qui les
accompagneront dans leurs missions. Fourier nous a laissé une inoubliable
description de leur départ au travail le matin.
On sonne la charge des Petites Hordes par un tintamarre
de tocsins, carillons, tambours, trompettes, hurlements de dogues et mugissements
de bœufs. Alors les Hordes conduites par leurs Khans et leurs Druides
s’élancent à grands cris, passant au devant des patriarches qui les aspergent :
elles courent frénétiquement au travail, qui est exécuté comme œuvre pie, acte
de charité envers la Phalange, service de Dieu et de l’unité 23 .
Exaltés par le son des trompettes et les cris d’approbation,
saoulés par d’innombrables accolades, les Petites Hordes mettront leur amour de
la saleté au service de la Phalange.
IV
Ce qui frappe le plus dans ce projet d’organisation du travail,
c’est l’insistance de Fourier sur le caractère rural de l’entreprise. La
Phalange, dans toutes ses descriptions, est campagnarde, le travail y est avant
tout agricole, avec une préséance marquée de l’horticulture et de l’élevage.
Pour illustrer la notion de série « industrielle », Fourier cite l’exemple des
amateurs de poires. Il n’est jusqu’aux travaux confiés aux armées industrielles
qui ne visent en premier chef à gagner des terres arables ou à accroître la
production agricole. Quelle serait donc la place de la manufacture en Harmonie
? Fourier nie avoir voulu bannir de sa communauté idéale toute espèce de
machine ou d’usine. Il est « loin de [se] rallier à l’avis des idiots qui
voudraient détruire les fabriques 24 ».
Mais elles seront en nombre limité : le travail industriel sera le « complément
» de l’agriculture, « le moyen de faire diversion aux calmes passionnels qui
éclateront pendant la longue fériation d’hiver et les pluies équatoriales 25 ». Les concentrations massives de
travailleurs, de machines et d’usines propres aux cités industrielles modernes
seront donc exclues de la Phalange.
Si Fourier minimise le rôle des industries, tout en les jugeant
nécessaires au bien-être de l’homme, c’est que ce travail ne présente guère
pour lui d’attrait. Dans le Nouveau Monde industriel, il distingue trois sortes
d’attractions : directe, indirecte et divergente. L’attraction directe provient
d’un travail agréable en soi ; la divergente de la répugnance qu’inspire tout
travail désagréable ; quant aux travaux d’attrait indirect, s’ils ne présentent
pas d’intérêt intrinsèque, ils peuvent en acquérir dans certaines circonstances
(par exemple, la présence de camarades conviviaux ou la création d’intenses
rivalités de groupes 26 ). Très tôt,
Fourier a considéré que la plupart des travaux industriels manquaient
d’attrait, et les a relégués, même en Harmonie, à la catégorie indirecte. Si,
durant quelque temps, il se demande, perplexe, comment Dieu peut donner aux
hommes le désir d’objets dont la production ne les attire pas, il finit par
résoudre le problème : le travail industriel n’aura pas beaucoup d’adeptes en
Harmonie parce que les objets produits par la Phalange seront d’une telle
qualité qu’ils n’auront pas à être remplacés souvent. Le mobilier, les
vêtements en Harmonie auront une durée de vie bien supérieure à ceux de la
Civilisation, et le besoin général de biens industriels sera assez limité pour
qu’aucun Harmonien n’ait à consacrer plus du quart de son temps à les produire.
Le reste du temps sera consacré « au service des animaux, des végétaux, des
cuisines, des armées industrielles 27 ».
Le caractère agraire de l’utopie de Fourier lui a valu une certaine
réputation de réactionnaire romantique, de primitiviste, dont le remède contre
les maux de la civilisation industrielle ne serait ni plus ni moins qu’un
retour à une arcadie idéale. Dans le manuel très répandu de Robert R. Palmer et
Joël Colton, on peut lire, par exemple, que Fourier « n’avait pas grand chose à
dire
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