Fourier
activité de production. Voilà
pourquoi les utopiens de Fourier nous font plutôt penser aux aristocrates de
Watteau qu’aux travailleurs en sueur peints par un Steinlen ou glorifiés dans
les utopies socialistes du XXe siècle. Le travail qu’ils effectuent est certes
pour une grande part nécessaire, mais il ne saurait chez Fourier entraîner la
souffrance physique ou le sacrifice instinctuel. Pour les Harmoniens, il sera
tout aussi naturel et satisfaisant de travailler que de manger; et, tout comme
la table, le lieu de travail sera en Harmonie un royaume d’intrigue, de
découverte et de plaisir.
CHAPITRE XV
« Le Nouveau Monde amoureux »
S’il y eut, dans les dix-vingt ans qui suivirent la mort de
Fourier, tout un pan de sa pensée que ses disciples eurent particulièrement à
cœur d’esquiver, ce furent bien ses réflexions sur l’amour et la sexualité.
Fourier lui-même, à vrai dire, porte une certaine part de responsabilité dans
cette occultation. Après la parution de son premier livre, la Théorie des
quatre mouvements, avec ses aperçus aguichants sur la vie érotique des armées
industrielles, il ne revient plus guère, dans ses écrits, sur la dimension
amoureuse de la vie utopique. Pendant son séjour dans le Bugey, au début de la
Restauration, il a consacré une part considérable de son temps à édicter des préceptes
pour un « nouveau monde amoureux », mais, une fois qu’il a découvert, en 1819,
les principes de « l’association simple », il est amené à présenter au public
une version abrégée et expurgée de sa doctrine, où il a soigneusement omis tous
les aspects susceptibles de choquer en quoi que ce soit ses contemporains.
Commencée par Fourier lui-même, cette « censure » s’aggrave avec
ses disciples. Dans les années 1830 et 1840, soucieux de recruter un maximum
d’adeptes pour la théorie de Fourier, ils la présentent avant tout comme un
mode d’organisation du travail : dans leur esprit, c’est cet aspect qui en
constitue le cœur. Entre 1845 et 1859, ils entreprennent la publication d’un
grand nombre de manuscrits de Fourier, mais laissent totalement de côté les cinq
cahiers multicolores qui constituent Le Nouveau monde amoureux. Le texte
restera inédit, et il faudra attendre 1967 pour qu’il soit enfin publié, dans
une édition de Simone Debout-Oleskiewicz 1 .
Le Nouveau Monde amoureux est une œuvre fascinante. Mélange
d’analyses, de récits, de dialogues, de descriptions, le texte contient des
révélations d’ordre personnel et des passages lyriques uniques en leur genre
chez Fourier. Certes, il s’agit d’un manuscrit inachevé, avec des redites, des
lacunes, des notes marginales. Pourtant, cet ouvrage occupe manifestement, dans
le corpus des œuvres de Fourier, une place spéciale. Nulle part ailleurs,
d’abord, Fourier n’a montré autant d’audace : avec ses longs passages narratifs
et ses évocations imagées de la vie telle qu’elle sera en Harmonie, c’est
l’œuvre de Fourier qui se rapproche le plus d’un roman utopiste. La critique
n’en a pas encore pris toute la mesure 2 .
Mais d’ores et déjà il est clair que la publication du Nouveau Monde amoureux,
un siècle et demi exactement après sa composition, a permis une compréhension
plus profonde et plus riche de la pensée fouriériste. On voit bien, désormais,
que la libération des instincts est au centre de son système : réduire Fourier
à un théoricien de l’économie ou à un précurseur du socialisme, c’est
s’interdire de percevoir la richesse de sa doctrine et le caractère radical de
sa contestation. La parution de ce texte en 1967 a également permis de mieux
situer Fourier dans le cadre de la tradition utopiste et de l’inscrire dans l’évolution
qu’on voit se produire au cours du XVIIIe siècle en ce qui concerne le regard
que les utopistes portent sur l’amour.
I
Dans la grande tradition utopiste des XVI et XVIIe siècles,
celle qui commence avec Thomas More, la célébration de la liberté sexuelle,
même de l’amour passion, ne tient pas une grande place, Certes, cette tradition
rejette le plus souvent l’ascétisme chrétien et la mortification de la chair,
mais c’est pour épouser un idéal contemplatif où le bonheur se définit en
termes de modération, d’équilibre, de maîtrise de soi. On est en présence de ce
que Frank Manuel a appelé « des utopies de la félicité calme », où l’homme
trouve le bonheur en
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