Fourier

d’un arbre qui se gerse, sur une pierre qui s’ébranle 7 ?
    Chez les Tahitiens de Diderot, l’inconstance est la règle, en
amour comme en toute chose ; la polygamie, et même l’inceste, des plaisirs
innocents. Difficile, toutefois, souligne Diderot, de transplanter les coutumes
tahitiennes en France, où la vie était dure et la population déjà trop
nombreuse. Aussi sa peinture de Tahiti est-elle moins un modèle à imiter qu’une
norme à partir de laquelle instruire le procès des mœurs corrompues et
contre-nature de notre propre société.
    Le trait le plus frappant de cette réhabilitation de l’amour à
laquelle on assiste dans l’utopie du XVIIIe siècle est peut-être sa délicate
tonalité pastorale. Peintre des fêtes galantes et créateur, avec L’Embarquement
pour Cythère, de toute une mythologie de l’amour, Watteau donne la couleur de
la nouvelle ambiance. Ainsi, dans Le Naufrage des îles flottantes (1753), de
Morelly, l’initiation des jeunes gens aux rites de l’amour donne lieu à une
joyeuse cérémonie publique, avec des chants et des danses, sur des terrasses
décorées de guirlandes de fleurs, « sous un ciel pur et serein 8 ». Même chose chez Diderot, dont les
idylles dans un décor pastoral, au doux son de la flûte :
    Il n’y a qu’un moment, la jeune otaïtienne s’abandonnait
avec transport aux embrassements du jeune otaïtien ; elle attendait avec
impatience que sa mère, autorisée par l’âge nubile, relevât son voile et mît sa
gorge à nu ; elle était fière d’exciter les désirs et d’arrêter les regards
amoureux de l’inconnu, de ses parents, de son frère ; elle acceptait sans
frayeur et sans honte, en notre présence, au milieu d’un cercle d’innocents
otaïtiens, au son des flûtes, entre les danses, les caresses de celui que son
jeune cœur et la voix secrète de ses sens lui désignaient 9 .
    L’amour, ici, a le coloris pastel et les nuances délicates d’une
peinture rococo.
    Sur la fin du XVIIIe siècle, on voit apparaître deux écrivains
pour qui également l’amour est au centre du monde utopique - mais un amour dont
la définition n’est plus la même : Restif de la Bretonne et le marquis de Sade.
Pour Restif, l’amour est une force terrible, débordante, violente et
destructrice, mais néanmoins la source de la joie humaine la plus profonde. Les
diverses utopies qu’imagine Restif sont autant de systèmes de contraintes
visant à canaliser et à diriger cette force, mais sans pour autant la
déposséder de sa puissance 10 . Chez
Sade, la description de la cruauté et de la violence de l’amour est encore plus
spectaculaire : l’impulsion érotique se confond avec le désir de domination ;
toute tentative de la contenir ou de la restreindre est futile; l’amour est une
passion agressive, qu’il faut accepter, quelque forme qu’elle prenne.
    On n’a pas de preuves que Fourier ait été en quelque manière
influencé par Restif ou Sade, mais, pour emprunter l’expression de Mark Poster,
tous trois s’inscrivent dans « des climats intellectuels remarquablement
proches 11 ». Avec Restif et Sade,
Fourier a ceci de commun qu’il reconnaît la force du désir, ainsi que la grande
diversité des formes qu’il peut prendre selon les individus. Nul doute qu’il
aurait été homme à souscrire aux propos de Sade lorsque celui-ci s’en prend aux
moralistes et à leur habitude de faire appel à la sanction d’un prétendu ordre
naturel pour décider que tel penchant sexuel est normal et tel autre non. Chez
Fourier, on ne trouve, toutefois, pas de célébration de la violence : le désir
de domination n’est pas pour lui le fondement de l’impulsion érotique. Bien au
contraire, il aurait plutôt tendance à voir dans les comportements violents, «
sadiques », une conséquence de l’oppression. En ce qui concerne le type de
rapports humains qui s’instaurera dans une société où toutes les entraves à la
sexualité auront été abolies, il est infiniment plus proche de l’optimisme de
Diderot que du pessimisme de Sade. Comme beaucoup d’utopistes du début du
XVIIIe siècle, et dans un style pastoral très proche, Fourier voit la
libération sexuelle mener moins à une dissolution du lien social qu’à un
renforcement, au contraire, de l’harmonie sociale.
    L’optimisme de Fourier sur ce point s’enracine dans une
conception de l’amour qui le sépare non seulement de Restif et de Sade, mais
aussi de Freud et de