Fourier
beaucoup des théoriciens du XXe siècle. Dans Malaise dans
la civilisation, Freud avance l’idée d’un antagonisme entre la civilisation,
qui « cherche à rassembler les hommes dans des groupes importants », et
l’impulsion érotique, qui tend au contraire à renfermer le couple sur lui-même,
dans un isolement autarcique : alors que la civilisation repose sur le lien
social entre un grand nombre d’individus, « l’amour sexuel est une relation
entre deux personnes, où toute tierce personne ne peut être qu’un intrus et une
source de gêne 12 ». Une telle
vision de l’amour comme fondamentalement antisocial et exclusif se situe aux
antipodes de celle de Fourier. Pour celui-ci, ce n’est que dans une société
dominée par l’institution du mariage monogame que l’amour revêt un tel
caractère d’exclusivité : « Ce qui a induit en erreur, écrit-il, tous les
philosophes civilisés sur la destinée de l’amour, c’est qu’ils ont toujours
spéculé sur des amours limités au couple 13 .
» Or, l’amour pourrait tout à fait constituer un élément de cohésion sociale,
et renforcer le lien social dans une communauté : « L’amour est l’agent le plus
puissant des rapprochements passionnels, même entre caractères antipathiques 14 . » Dans Le Nouveau Monde amoureux, il
imagine un type de société et d’institutions où l’amour puisse enfin s’épanouir
dans ce rôle qui lui est prédestiné.
II
Dans Le Nouveau Monde amoureux, Fourier entreprend de décrire ce
que seraient les institutions et activités de ce qu’au XXe siècle on
appellerait une société non répressive : une société capable de subvenir aux
besoins matériels de ses membres sans pour autant exiger en retour un prix trop
élevé sous la forme de la frustration de leurs instincts. Fourier pense avoir
démontré, dans ses écrits sur le travail et sur l’organisation de la Phalange,
que l’homme est depuis longtemps en mesure d’assurer à chacun une vie
matérielle décente. Mais l’objectif de la Phalange ne se limite pas à la
satisfaction des besoins physiques : elle vise, en dernière analyse, la
libération des instincts, afin qu’hommes et femmes puissent jouir d’une vie
sentimentale et érotique, d’une liberté, d’une richesse infiniment plus grandes
que ne leur permet, dans l’état actuel des choses, une civilisation marquée par
la répression. Dans une telle société, les relations humaines revêtiront un
caractère nouveau; la passion amoureuse connaîtra une merveilleuse
métamorphose. L’amour ne sera plus un simple divertissement, ou une affaire
purement privée, mais un élément essentiel de la vie collective, une force
d’harmonie sociale dont le pouvoir de cohésion se fera sentir jusque dans les
cuisines de la phalange ou à la table du dîner. « L’amour dans le phalanstère,
écrit Fourier dans un brouillon pour Le Nouveau Monde amoureux, n’est plus,
comme chez nous, une récréation qui détourne du travail ; il est au contraire
l’âme et le véhicule, le ressort principal de tous les travaux et de
l’attraction universelle 15 . »
Pour transformer cette vision en une réalité, il faut un nouveau
corpus de lois et d’institutions aptes à favoriser la plus grande diversité
dans les modes de jouissance, comme à tisser l’impulsion érotique dans la trame
de la vie collective du genre humain. A cela trois conditions préalables.
D’abord, reconnaître l’immense diversité des penchants en matière de sexualité.
Si l’homme civilisé a lamentablement échoué à définir un « régime amoureux »
tolérable, c’est pour s’être figuré que tous les hommes et femmes sont
identiques dans leurs penchants et affinités. Croire une telle chose est pour
Fourier une forme de « jacobinisme érotique », aggravé encore par le corollaire
que seul le couple hétérosexuel pratique une sexualité « naturelle ». Or, s’il
y a une généralisation qu’on peut se hasarder à faire en matière de sexualité
humaine, c’est bien pour Fourier que la plupart des gens sont par inclination fondamentalement
polygames. Comment expliquer sinon que l’adultère soit chose si commune dans la
société civilisée ? Ensuite, et plus important encore peut-être, reconnaître
que chez l’être humain les impulsions érotiques sont non seulement d’une grande
variété, mais aussi d’une grande inconstance. Les besoins sont très différents
selon les stades de la vie. Même
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