Fourier
presque bestial qui semble guetter ceux
qui gagnent leur vie à la sueur de leur front. Cette prise de conscience se
trouve parfois justement renforcée par contraste avec la première vision
idyllique 34 .
Charles Fourier contribue largement au débat, non tant par les
articles quelque peu ampoulés qu’il publie alors dans le Phalanstère (le
journal fondé par ses disciples en 1832), que par ses écrits antérieurs, qui ne
commencent à toucher un public plus large qu’en 1830. Rétrospectivement,
l’influence de Fourier est évidente. Il fut l’un des premiers à critiquer de
façon claire les conditions de travail de la nouvelle société industrielle. Ses
écrits ont donné leurs lettres de noblesse aux idées de droit au travail et
d’organisation du travail ; bien avant les socialistes des années 1840, il
insistait déjà sur l’importance de l’organisation du travail dans tout
programme de réforme sociale radicale. N’oublions pas cependant que la
conception fouriériste de ce que pouvait devenir le travail diffère grandement
de celles des grands chefs des mouvements socialistes des années 1830 et 1840.
Son souci de faire du travail un attrait et l’exutoire des passions est fort
éloigné de la pensée d’un Proudhon ou d’un Buchez, pour qui le travail est,
entre autres, instrument de discipline individuelle et rempart contre le vice
et la paresse. Sa volonté d’inclure les paysans, clercs, petits bureaucrates
aux côtés des artisans et des salariés dans sa critique du travail civilisé le
dissocie des premiers penseurs socialistes. Mais c’est surtout dans son
insistance sur le côté subjectif de l’expérience du travail qu’il fait cavalier
seul. Bien qu’il ne soit pas en reste lorsqu’il s’agit d’évoquer les
souffrances matérielles et les privations des classes laborieuses, ses
réflexions les plus originales sont axées sur la peur, la honte, la
frustration, l’ennui, les souffrances psychologiques que subissent les
travailleurs civilisés à tous les niveaux de l’échelle sociale.
Fourier a voulu créer un monde d’où seraient bannies les
souffrances matérielles et psychologiques trop longtemps associées au travail,
une société où toute tâche serait librement accomplie, à la demande des
passions. Une telle conception du travail comme gratification des passions et
source de joie est souvent dépréciée : la plupart des penseurs de tradition
socialiste trouvent totalement aberrant ce rêve fouriériste d’un ordre social
où le travail serait associé au plaisir érotique. Proudhon note avec mépris : «
Changer le travail en intrigue, l’amour en gymnastique, quel rêve ! Et c’est le
rêve du Phalanstère. » Pour Proudhon, il existe « un antagonisme naturel entre
l’amour et le travail », qui est en fait « le plus puissant de tous les anti
aphrodisiaques 35 ». Presque un
siècle plus tard, Antonio Gramsci use d’un langage moins imagé pour évoquer le
besoin de « créer une nouvelle éthique sexuelle » adaptée aux méthodes de
production rationalisées caractéristiques de l’économie socialiste : « A la
vérité, le nouveau type d’homme que réclame la rationalisation de la production
ne pourra apparaître tant que l’instinct sexuel ne sera pas dans une certaine
mesure régulé, tant qu’il ne sera pas lui aussi rationalisé 36 . »
Les journées de travail harmoniennes telles qu’elles sont
décrites par Fourier ont certes pu intéresser les jeunes Marx et Engels.
L’inspiration qu’ils y puisent ne fait guère de doute lorsque, dans un célèbre
passage de l'Idéologie allemande, ils aspirent à une société communiste qui «
me permettrait de faire une chose aujourd’hui, une autre demain, de chasser le
matin, pêcher l’après-midi, élever du bétail le soir et critiquer après le
dîner, comme je l’entendrais, sans jamais pour autant devenir chasseur,
pêcheur, berger ou critique 37 ».
Marx et Engels connaissaient tous deux les écrits de Fourier quand ils
rédigèrent ce passage ; Engels en particulier avait consacré une étude
approfondie à Fourier, professé son admiration pour son travail dans le New
Moral World, de Robert Owen, traduit et publié certains de ses écrits sur le
commerce 38 . Il est probable que
les propositions de Fourier ont aidé Marx et Engels à formuler leur propre
conception initiale d’une société communiste où les travailleurs auraient
chacun différents métiers et pourraient
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