Fourier

existante, une nouvelle façon de
vivre. « Voyant » lui aussi, Fourier rêve comme Rimbaud de révéler à ses
lecteurs les « naissances latentes » du langage et de la vie.

V
    Sujets d’étonnement ou de plaisanterie pour des générations de
lecteurs, les écrits de Fourier sur l’analogie et la cosmogonie intriguaient et
embarrassaient à la fois ses disciples ; mais si les premières générations se
sont moquées de ses « rêveries stellaires », d’autres ont su y découvrir « une
véritable veine poétique », selon les mots de Marx et Engels. Les efforts
concertés d’André Breton et des surréalistes ont mis en lumière les dons
créatifs de Fourier et les qualités imaginatives de son « poème mathématique 53 ». Ces écrits restent cependant très
énigmatiques, comme ont pu le constater tous ceux qui les ont étudiés de près :
Simone Debout, l’auteur de certains des meilleurs essais sur ce « poème
mathématique », parle d’un « puzzle complexe, froidement calculé », tandis
qu’Emile Lehouck consacre un chapitre de sa grande étude à « l’énigme de la
cosmogonie 54 ».
    Le premier point d’interrogation concerne le rapport de Fourier
à ses propres écrits. Un critique a récemment fait état d’un « fâcheux
contraste » entre le ton apparemment docte dont use Fourier pour dévoiler les
merveilles de sa cosmogonie et la manière souvent burlesque de sa critique de
la civilisation ou de ses considérations sur la vie amoureuse dans la Phalange 55 . S’il ne fait pas de doute que son humour
est à prendre au sérieux, est-ce qu’en retour la gravité n’est pas chez lui une
affectation ? Fourier sait se montrer capable d’un étonnant recul par rapport à
son œuvre : il dit lui-même s’être paré du masque de l’inspiration dans les
chapitres des Quatre Mouvements qui traitent de la cosmogonie ; vers la fin de
sa vie, alors qu’il cherche désespérément un soutien financier, il minimise
souvent les aspects les plus ésotériques de sa doctrine, dit ne pas « exiger »
de ses lecteurs qu’ils acceptent sa cosmogonie, et tente de faire passer sa
doctrine de l’analogie pour une simple « instruction pour dames ». Il sait
parfaitement que, selon les critères rationnels de la plupart des hommes, ses anti
lions et ses archibras sont pure fantaisie. Et pourtant, Fourier croit à la
vérité profonde de ses propres visions 56 .
S’il lui arrive de prévenir ses lecteurs contre une interprétation trop
littérale de la cosmogonie ou de l’analogie, il n’a jamais renié ni l’une ni
l’autre, et lorsque après 1815 il reprend les Quatre Mouvements, il se borne à
des corrections de détail.
    Admettre le sérieux de Fourier sur ce sujet nous conduit-il
nécessairement à adopter la même attitude ? L’on pourrait dire que ces
théories, pour amusantes qu’elles soient, ne sont au fond qu’éléments mineurs
de sa doctrine, et les reléguer à ce titre au rang de curiosités
inessentielles. Rien ne nous en empêche, en effet, si nous nous contentons de
nous approprier ce qu’il y a de « vivant » en Fourier pour notre propre compte.
Mais il ne faut jamais oublier que sa théorie a toujours été donnée comme un
tout : si l’on veut comprendre comment Fourier a conçu puis conservé ces idées,
si l’on veut comprendre la logique interne de sa pensée, il importe de la
considérer comme un tout.
    La cosmogonie et la doctrine de l’analogie peuvent également
être lues comme allégories ou prolifiques prophéties des progrès futurs de la
science et de la technologie. Cette lecture a longtemps prévalu chez ceux des
historiens qui s’intéressaient avant tout à l’influence de Fourier sur
l’évolution de l’idéologie socialiste : en 1937, Félix Armand et René Maublanc
ont pu écrire que le mouvement aromal de Fourier était une « anticipation,
encore très confuse » de « l’électricité, de la radioactivité et des rayons
cosmiques 57 ». D’autres lecteurs
bienveillants ont fait du « langage unitaire » de Fourier l’ancêtre de
l’espéranto, et de ses anti lions ou anti crocodiles « d’obscures prédictions »
du train et du bateau à vapeur. Or, à force de banaliser les aspects de la
pensée où court la veine poétique la plus profonde, de tels commentaires
l’appauvrissent considérablement.
    Ne vaut-il pas mieux abandonner la lecture trop littérale au
profit d’une lecture plus poétique : la cosmogonie donnerait vie au