Fourier
L’on joue encore le matin et les soirs au billard
que j’aime tant », écrit-il à sa cousine Laure en 1827 39 .
Malgré sa passion de la Papillonne, Fourier est un homme
d’habitudes. Durant ces années, sa vie quotidienne prend plus que jamais
l’allure d’un rituel : pas un matin où il n’aille contempler la relève de la
garde au palais des Tuileries ; presque pas un jour où il ne passe au moins une
ou deux heures dans un des cabinets de lecture du Palais-Royal, plongé dans la
presse du jour ou tout simplement abîmé dans la contemplation d’une page de
l’atlas Lebrun 40 . La plus grande
partie de la journée est consacrée à la rédaction de ses manuscrits. Il se
répète tellement désormais et fulmine tant contre ses ennemis qu’il ne fait
plus guère appel à son imagination, mais l’écriture a toujours pour lui un effet
cathartique qui la lui rend indispensable.
Vers la fin de la vie de l’utopiste, Stendhal analysera
brièvement pourquoi cet homme est toujours resté dans l’ombre : « L’association
de Fourier fait des pas immenses, mais comme Fourier n’avait aucune élégance et
n’allait pas dans les salons, on ne lui accordera que dans vingt années son
rang de rêveur sublime 41 . » Le
monde de Fourier est certes beaucoup moins raffiné que celui des notables dont
il cherche désespérément à attirer l’attention. Ses goûts petits-bourgeois, ses
vêtements soignés et ordinaires, ses excentricités, sa conversation directe
pourraient être ceux d’un vieux pensionnaire de la Maison Vauquer de Balzac. A
dire vrai, il ne se sent pas plus à son aise en compagnie du beau monde que le
Père Goriot. On le trouve souvent dans l’antichambre d’un ministre ou dans le
bureau d’un éditeur, rarement dans leurs salons. Ses incessantes jérémiades sur
le monopole littéraire des Parisiens trahissent d’ailleurs un sentiment
d’exclusion qui l’a toujours habité.
Il est cependant un salon que fréquente régulièrement Fourier
durant les dernières années de la Restauration et où il est toujours bienvenu :
celui de Charles Nodier, à la bibliothèque de l’Arsenal. A la fin des années
1820, ce salon, qui se tient tous les dimanches soir, devient le point de
ralliement principal des jeunes adeptes du mouvement romantique naissant. C’est
en même temps le lieu de rencontre des écrivains et artistes de Franche-Comté,
ce qui explique sans doute le bon accueil réservé à Fourier. Ce dernier
apprécie l’atmosphère chaleureuse que savent dispenser les Nodier et leur fille
Marie, et ses visites sont assez régulières pour être rapportées par d’autres.
Dans ses Mémoires, le jeune peintre Amaury-Duval fait de lui une sorte de mystificateur
: un soir, Fourier quitte le salon en compagnie d’un jeune étudiant en
médecine, Alexandre Bixio. « Le temps était clair, la lune brillait dans son
plein ; la première pensée qui vint à Bixio fut de dire : “ Quelle belle lune,
monsieur Fourier ! ” Celui-ci, d’un air de mépris, lui répond : “ Oui ;
profitez de ses derniers moments, car rien ne peut la soustraire à ma loi ”.»
Bixio apprendra par la suite que Fourier a prédit la disparition de la lune et
l’apparition de cinq nouveaux satellites aux couleurs vives 42 .
Durant les années 1820, Fourier parvient à lier connaissance
avec les membres de quelques autres cercles littéraires parisiens d’importance
: certains, comme le baron de Férussac ou Marc-Antoine Jullien, sont des
éditeurs libéraux soucieux d’adhérer aux idées avancées. D’autres, comme
Pierre-Simon Ballanche, l’ont connu à Lyon. Fourier rencontre aussi quelques
jeunes journalistes : Amédée Pichot de la Revue de Paris et du Mercure de
France, Ferdinand Flocon, futur membre du gouvernement provisoire de 1848, qui
est à l’époque éditeur de l'Album national et sténographe pour le Messager des
Chambres. Ce ne sont cependant guère que des connaissances qui peuvent au mieux
épargner à Fourier certaines infamies, mais non briser la « conspiration du silence
» dont il est victime. Après plus de cinq ans à Paris, Fourier est toujours un
étranger ; le foyer du mouvement fouriériste reste Besançon, si tant est qu’il
y en ait un.
CHAPITRE XX
« Le Nouveau Monde industriel »
Durant les dernières années de la Restauration, tandis que
Fourier prépare le manuscrit de son « traité abrégé » et attend avec impatience
la venue d’un bienfaiteur, ses idées
Weitere Kostenlose Bücher