Fourier
qu’on menace ses vieilles habitudes solitaires. Lorsque
Gréa renouvelle son invitation, il soulève des objections : il craint de perdre
son emploi. Muiron suggère alors qu’il pourrait obtenir un régime de faveur
auprès des Bousquet, ce à quoi il répond amèrement : « Vous êtes dans l’erreur
si vous croyez que, dans une maison de commerce, le chef soit le seul maître.
Vous ignorez en outre qu’on se décrédite, on se ridiculise dans une maison de
commerce, si on a l’air de travailler à faire un livre. » Et il ajoute : « Je
ne doute pas de l’agrément que j’aurais à Rotalier, indépendamment de
l’avantage d’y trouver des hôtes d’une société très-intéressante. D’ailleurs je
suis l’homme le plus accommodant, et loin d’avoir besoin d’un château comme
Rotalier, je m’habituerais dans une bicoque de paysan. Ainsi, il est inutile de
me vanter les agréments dont je jouirais là-bas, car pour me livrer à mon occupation
favorite, tout local me deviendrait agréable 31 .
»
En septembre, ses scrupules sont enfin balayés. Il est décidé
qu’il ira à Rotalier et y restera le temps voulu pour mener à bien son ouvrage.
Gréa accepte même de contribuer financièrement à l’édition, à condition d’avoir
accès au manuscrit. Quand Fourier arrive à la mi-septembre, Muiron est là pour
l’accueillir, et lui faire faire, en compagnie de Gréa, le tour du domaine, qui
s’étend au sud de Lons-le-Saunier, dans une des plus belles régions viticoles
du Jura. On est en pleines vendanges ; en se promenant dans les vignes avec ses
deux compagnons, Fourier, enthousiaste, évoque son livre et ses « nouvelles
chances de succès ».
Tout disposé qu’il soit à en parler, Fourier hésite à montrer
son manuscrit à Gréa ; ce dernier a durement critiqué le Traité, et il ne l’a
pas oublié. Les conversations à Rotalier l’ont convaincu, à juste titre, que
Gréa est un homme essentiellement « civilisé » dans ses goûts et ses
aspirations. Et tandis que Gréa reste prêt à prendre en charge une partie des
coûts d’impression, il apparaît bien vite que Fourier ne remplira pas sa partie
du contrat. Au bout de six semaines particulièrement fécondes, Gréa n’a
toujours eu droit qu’à de vagues têtes de chapitre. Malgré la beauté de
l’environnement et la bienveillance de ses hôtes, Fourier quitte Rotalier fin
octobre. Son départ n’est cependant pas teinté de rancœur, car il s’est
apparemment attaché l’affection de toute la famille en portant secours à une
tante de Mme Gréa lors d’un accident de calèche survenu pendant son séjour.
Quant au manuscrit, Gréa semble s’être fait une raison : en 1829, lorsque
Fourier aura enfin mis le point final, il aidera tout de même Muiron à réunir
les fonds nécessaires à la publication 32 .
Début novembre, Fourier a repris son travail à la maison
Bousquet. Mais ce nouveau séjour à Lyon sera bref. Le 15 décembre, il est
envoyé à Paris pour traiter une affaire qui va se prolonger au-delà du temps
escompté ; en février, toujours à Paris, Fourier commence à parler de rester
dans la capitale pour trouver un travail qui lui permettrait de « surveiller la
publication de [son] Abrégé ».
Peu après, il prend un poste de commis dans la branche
parisienne d’une maison d’import-export américaine, Curtis and Lamb, spécialisée
dans les textiles. Il commence à travailler le 1er mai au 29, rue du Mail, pour
un salaire annuel de 1 000 francs, puis 1 500 francs la deuxième année. Comme
il le dit à Muiron, le travail n’est peut-être « pas brillant » mais il est peu
exigeant. Ne commençant qu’à 10 heures, il peut consacrer plusieurs heures de
la matinée à son livre ; et si ses notes manuscrites sont trop volumineuses
pour qu’il les emporte au bureau, il dispose d’assez de temps libre entre 10 et
17 heures pour travailler à son amusette sur l’embellissement de la ville de
Besançon.
Sa position constitue pour lui un excellent poste d’observation
durant la crise économique de 1826, « crise pléthorique » à laquelle il
consacrera quelques-unes des pages les plus originales de son livre 33 . Le succès des mouvements d’indépendance
en Amérique latine a ouvert de nouveaux marchés à l’Europe et entraîné une
vague de spéculation démesurée : des investisseurs cupides achètent des actions
de mines fictives au Pérou, d’autres financent des emprunts émis par
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