Fourier
mais c’est insuffisant. Car, dans les années 1830,
d’autres groupes, et notamment les saint-simoniens ou leurs épigones,
soulignent aussi la primauté de la question sociale. Si le fouriérisme fait des
adeptes dans les milieux bourgeois de province, c’est sans doute pour les
réponses qu’il propose autant que pour les questions qu’il pose. Il est
possible que beaucoup des lecteurs provinciaux du Phalanstère aient été des
gens dont la conscience sociale avait été éveillée par le saint-simonisme mais
que rebutaient les excès religieux de ce mouvement; ces lecteurs se trouvent
soulagés de constater que le fouriérisme présente le gros avantage de ne
s’attaquer ni à la propriété ni à l’héritage 61 .
Si Le Phalanstère colporte en province les idées de Fourier, il
leur permet aussi de s’étendre au-delà des classes moyennes, milieu restreint
où elles se trouvaient jusque-là confinées. Certes, la grande majorité des
lecteurs du journal, qu’ils soient officiers, ingénieurs, médecins, juges,
fonctionnaires ou rentiers, appartiennent à la bourgeoisie 62 . Mais il est une ville, au moins, où le
journal circule entre les mains d’un nombre important de lecteurs ouvriers : il
s’agit de Lyon, où Fourier a passé tant d’années, et où l’intérêt des canuts
pour les idées utopistes et radicales se voit ravivé par la détérioration de
leur condition économique par rapport à celle des marchands. Les chefs
d’atelier à Lyon ont leur propres journaux : l’un d’eux, L 'Echo de la
Fabrique, devient une sorte d’instrument de propagande fouriériste et publie,
en 1832 et 1833, plus d’une vingtaine d’articles directement inspirés du
Phalanstère 63 .
Il ne faut cependant pas surestimer l’importance de ces percées.
Le Phalanstère, à la différence des journaux fouriéristes ultérieurs tels que
La Phalange ou La Démocratie pacifique, n’a jamais eu le lectorat ou
l’influence du Globe. En revanche, il a jeté les fondations qui ont permis le
succès de ces journaux ultérieurs et l’expansion du fouriérisme, lequel
deviendra dans les années 1840 un mouvement idéologique de toute première
importance en France. De façon plus immédiatement tangible, Le Phalanstère a
donné sa vie propre au « fouriérisme », une vie indépendante non seulement de
Fourier mais également de ses disciples parisiens. Lyon en est le meilleur exemple,
où se développe dans les années 1830 un important mouvement fouriériste et où,
entre 1835 et 1838, le chef d’atelier Michel Derrion tente le lancement de la
première véritable institution coopérative d’après les idées de Fourier. Mais
retracer l’histoire des fouriéristes de Lyon, tout comme celle des autres
groupes de disciples disséminés en Europe et en Amérique du Nord durant les
quinze ans qui suivent la publication du Phalanstère, nous entraînerait bien
loin de la biographie de Fourier.
CHAPITRE XXIII
Création d’une Phalange
Le lancement du Phalanstère dans les années 1832-1833 ne saurait
requérir toute l’énergie de Fourier et de ses disciples, car il s’agit
parallèlement de mener à bien un second projet : la fondation d’une Phalange
d’essai dans la commune de Condé-sur-Vesgre, près de Paris. Fourier ne s’étant
un tant soit peu investi dans l’organisation concrète d’une communauté qu’à
cette occasion, elle mérite un chapitre à part entière 1 .
I
Dès le début, dans ses écrits, Fourier a pris grand soin de
distinguer sa doctrine de celles de ses ennemis philosophes, la sienne seule
pouvant être vérifiée par l’expérience. Il ne demande pour cela qu’une lieue
carrée de terrain et un riche philanthrope disposé à créer une communauté
modèle selon les normes précises qu’il a établies. En deux mois à peine, le
succès d’une telle communauté prouverait au monde que les passions,
traditionnelles ennemies de l’équilibre chez les philosophes, ne demandent qu’à
être harmonisées. Cette insistance sur la mise à l’épreuve ou la « réalisation
» de la théorie séduit les disciples de Fourier et notamment un nombre non
négligeable de saint-simoniens, qui, du mois de janvier au mois d’août 1832,
viennent peu à peu grossir les rangs du fouriérisme. Beaucoup d’entre eux considèrent
le caractère abstrait de la religion saint-simonienne et l’absence d’un projet
concret de réorganisation sociale comme l’une des failles majeures du
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