Fourier
Tallissieu s’installer chez les Rubat,
sa découverte est déjà vieille de dix-sept ans. Sa vie itinérante de voyageur
de commerce lui a permis d’emmagasiner un fonds énorme d’expérience où puiser
pour l’élaboration de sa théorie. Hélas - il s’en plaint souvent -, elle ne lui
a laissé que peu de temps pour écrire, activité plus stimulante pour son
imagination que toute l’expérience du monde 2 .
Dans le Bugey, il va être enfin en mesure de consacrer toute son énergie à la
préparation du traité théorique complet qu’il annonçait dans les Quatre
Mouvements.
Si absorbant qu’ait été le métier de Fourier, il ne l’a pas
totalement coupé du monde alentour. Fourier, en fait, a toujours eu un pied
dans chaque camp, l’imaginaire et le pratique. Certains des passages les plus
étranges de ses écrits théoriques (par exemple, les nombreux projets de réforme
du monopole du courtage, ou sa longue « note » sur la « détresse » des théâtres
de province) ne se comprennent qu’à la lumière de sa vie quotidienne. Il en ira
de même pendant son séjour dans le Bugey : le monde réel va continuer à faire
des incursions dans le monde en train de naître de son imagination et à en changer
la physionomie.
Le Bugey est la seule période de son existence où Fourier a pu
goûter un peu longuement à la vie rurale. Ce contact avec la campagne n’ira pas
jusqu’à ébranler fondamentalement sa vieille conviction que la plupart des maux
dont souffre la civilisation tiennent à la société urbaine : sa préoccupation
centrale reste les « vices » du commerce. Mais, à partir de cette époque, on
voit par exemple sa critique de l’« industrie morcelée » ou de la petite
propriété rurale être infléchie par une meilleure appréciation des réalités de
l’agriculture et de la viticulture françaises. De même, dans le procès qu’il
fait de la civilisation, on va voir apparaître de plus en plus souvent des
références spécifiques à la crise agricole qu’a connue cette région en 1818 3 . L’utopie imaginée par Fourier le citadin
reste une utopie rurale, mais son auteur commence désormais à regarder d’un œil
plus sceptique les dithyrambes traditionnels sur les vertus de la vie
pastorale*. Dans ses écrits tardifs, on trouvera souvent un portrait ironique
des « vertueuses campagnes », leurs histoires d’incestes paysans et d’« orgies
secrètes », dont la source directe se trouve dans les années passées dans le
Bugey 4 .
* Parmi les « poètes charlatans » faisant métier de chanter
l’innocence et la vertu de la vie rurale, l’abbé Delille (1753-1813) allait
devenir la cible principale de Fourier. Ses premières sorties contre Delille
apparaissent dans des manuscrits datant des années du Bugey. Par ailleurs, le
Traité de l’association domestique-agricole, paru peu de temps après le séjour
campagnard de son auteur, abonde en allusions sarcastiques à la vision qu’a
Delille de la vie rurale. Voir La Phalange, IV (1846), 21, 43, 47, 217, 307 ;
AN 10AS 2 (8), pp. 78-79 ; OC IV, 294-295, 499-500, et plus particulièrement OC
V, 561-573: une longue « contre-glose » au poème de Delille « L’homme des
champs ». Fourier voulait même qu’en Harmonie on réimprime des textes de
Delille, accompagnés de commentaires appropriés de la plume d’« amateurs
d’archéologie sociale burlesque ».
Ces années à la campagne constituent par ailleurs la seule
période un peu prolongée de sa vie d’adulte où Fourier ait vécu en famille et
connu les soucis et les joies de la vie domestique. Célibataire endurci à son
arrivée, il reprendra après son départ sa vie solitaire de vieux garçon,
dormant dans des meublés et dînant à la pension. Mais pendant quelque temps,
dans le Bugey, il a non seulement vécu en famille, mais même été chef de
famille. Vu le sérieux avec lequel il assuma cette responsabilité, rien
d’étonnant à ce qu’il se soit trouvé pris dans un tourbillon de tracas.
I
Fourier, à l’époque, a deux réseaux de famille dans le Bugey 5 , La plus jeune de ses sœurs, Sophie,
habite la petite ville de Belley.
En 1793, elle a épousé Philibert Parrat-Brillat, qui a assez
bien traversé les orages de la Révolution (en 1793, il fut procureur de la
ville), puis l’Empire, époque où il est devenu notaire impérial. Il conserve
son étude de notaire sous la Restauration. La famille est nombreuse, et
financièrement à
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