Fourier
sociétaire.
I
Un après-midi d’août 1814, Just Muiron quitte son bureau de la
préfecture de Besançon pour faire une promenade sur le pont de Battant puis sur
la colline qui domine la ville 10 .
C’est l’habitude de ce jeune homme studieux d’emporter dans ses promenades de
l’après-midi quelque livre. N’ayant plus de lectures, il passe chez son ami
Charles Weiss, le bibliophile local. En fouinant dans les rayons, il tombe sur
un exemplaire de la Théorie des quatre mouvements. « Qu’est-ce que c’est que ce
livre au titre si étrange ? » s’enquiert-il. Weiss ne l’a pas lu, mais il a entendu
dire que l’auteur est bisontin, et le fond encore « bien plus étrange que le
titre ». Muiron finalement part avec un autre ouvrage sous le bras. Deux ou
trois semaines plus tard, il tombe à nouveau sur le livre « étrange ». Cette
fois, c’est dans la bibliothèque de Raymond de Raymond père, inspecteur des
postes à la retraite, qui se trouve être aussi l’adepte le plus en vue de
Besançon de la franc-maçonnerie ésotérique de rite écossais*. « Ce sont des
folies », demande Muiron. « Pas tant », répond Raymond gravement. Le livre lui
a été prêté par un certain Simon de Troyes, ancien professeur au collège de
Besançon, et les deux hommes sont d’accord pour penser qu’il contient « des
idées de la plus haute portée ». Le lendemain, Muiron retourne chez Weiss et s’achète
son propre exemplaire. La lecture des Quatre Mouvements allait être pour lui
(ainsi qu’il le racontera plus tard) une révélation comparable à celle qu’eut
saint Paul sur le chemin de Damas 11 .
* Né à Nevers en 1752, Raymond de Raymond père (parfois
orthographié Raimond) est mort à Besançon en 1838. Après avoir pris sa retraite
d’inspecteur des postes à Besançon, il occupa pendant toute la Restauration les
fonctions de vice-président et trésorier de l’Académie de Besançon. Depuis
longtemps, il était affilié au rite ésotérique franc-maçon proposé par Knigge
et Adam Weishaupt. Il avait assisté au fameux congrès de Wilhelmsbad en 1782
et, sous l’Empire, alors que la plupart des loges de Besançon ralliaient le
Grand-Orient, qui bénéficiait de la protection des autorités officielles, il
devint le chef de file de la franc-maçonnerie dissidente locale. En qualité de
haut dignitaire de l’ordre des Elus Cohens, Raymond entretenait aussi des liens
sur le plan international avec les disciples encore vivants de Martinès de
Pasqually. Voir Octave Chevalier, Monographie de la famille Filiol de Raimond
(Besançon, 1965, 27-62 ; Gérard van Rijnberk, Un thaumaturge au XVIIIe siècle :
Martinès de Pasqually (Paris, 1935), 96,107, 136-137 ; René Le Forestier, La
Franc-maçonnerie templière et occultiste aux XVIIIe et XIXe siècles
(Paris-Louvain, 1970), 785, 884-894, 911, 915, 921, 932-933.
Quand il découvre les Quatre Mouvements, Just Muiron a
vingt-sept ans, et déjà derrière lui plus de dix ans de bons et loyaux services
dans l’administration. En 1802, à sa sortie de l’École centrale de Besançon,
son père, Jean-François Muiron, lui a trouvé son premier emploi à la
préfecture. Il est ensuite successivement nommé dans les départements des
Basses-Alpes, de la Sarthe et du Simplon, avant de revenir, à la fin de
l’Empire, comme chef de division à Besançon. A en juger par ses propres écrits
comme par les commentaires de ses amis, c’était un homme fidèle et sans
égoïsme, mais assez sentencieux, prenant tout au pied de la lettre, incapable
de sarcasme ou d’ironie. Consciencieux en toutes choses, farouchement dévoué à
la « vérité » une fois qu’on la lui a montrée, son intelligence poussive n’a
aucune des qualités d’imagination créatrice qu’il admire dans l’œuvre de
Fourier. Il a en d’autres termes les qualités et les limites d’un petit
fonctionnaire méticuleux et loyal 12 .
Une chose le distingue de ses collègues à la préfecture de
Besançon : il est totalement sourd. Depuis le jour où un accident d’enfance l’a
privé de l’ouïe, il est devenu un lecteur omnivore. Doté d’une excellente
mémoire, il a très tôt acquis de vastes connaissances en géographie et en
sciences exactes. Son goût profond, toutefois, le porte plutôt vers les œuvres
de religion et de philosophie et pendant son adolescence il a trouvé un bonheur
solitaire dans « la pratique des plus austères vertus ». A la fin de l’Empire,
de
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