Frontenac_T1
lâéchec de lâarmée de Winthrop qui devait attaquer Montréal avec trois mille hommes, ce qui nous aurait permis de prendre Québec sans difficulté; lâémergence de la petite vérole et des fièvres parmi nos troupes; le retour du comte de Frontenac trois jours seulement avant notre arrivée! Trois jours, messieurs, vous rendez-vous compte? Et cette température précocement froide et maussade que lâon nâa pas vue dans ces parages depuis des années et qui complique toutes nos manÅuvres, en plus de faire abominablement souffrir nos soldats. Tout, messieurs, tout concourt à nous faire comprendre que le Seigneur a voulu nous humilier profondément et nous punir pour nos péchés. La colère de Dieu est sur nous. Il nous faudra nous pencher sur les raisons de cette colère et réformer nos vies en conséquence.
Ces paroles produisirent un effet-choc sur les officiers qui entouraient le général. Une telle convergence dâéléments négatifs était en effet troublante. Les hommes baissèrent la tête, ébranlés, et plusieurs se rangèrent à lâavis de Phips : quand la voie des armes a si pitoyablement échoué, ne faut-il pas que celle de la prière prenne enfin le relais?
* * *
Phips, posté à côté du capitaine Gregory Sugars, regardait se lever une aube glaciale et embrumée. Le froid était si mordant quâils avaient peine à articuler.
â Jâai longtemps navigué, croyez-moi, mais jamais je nâai vu pareille froidure. Et regardez le thermomètre, le mercure est rentré dans la boule! fit Sugars, lâair dégoûté, en indiquant de la main lâappareil fixé au gouvernail.
La colonne de mercure sâétait en effet tellement contractée sous lâeffet du froid quâelle avait disparu. Le phénomène, pour le moins étonnant, paraissait lourd de mauvais présages.
Phips prit une mine dâenterrement. Lâinquiétude le gagnait.
La nuit précédente avait été abominable. Une terrible tempête de vents sâétait levée et avait rompu quelques amarres en libérant si brusquement les bateaux que certains avaient failli sâécraser contre la pointe de Lévy. Car lâhiver avait brusquement surgi dans le détroit de Québec.
Le capitaine Sugars reprit.
â Ce nâest pas pour vous presser, mais il va falloir mettre les voiles avant quâil ne soit trop tard. Ce Saint-Laurent nâest plus navigable. La variabilité des courants et des vents, les nombreux écueils et les tempêtes sont des obstacles qui présentent trop de risques de naufrage pour y rajouter les difficultés de lâhiver. Et nous nâavons aucun pilote canadien pour redescendre le fleuve. Si nous ne nous hâtons pas de déguerpir, nous serons bloqués par les glaces. Quant à lâétat de nos bateaux, vous savez mieux que moi à quoi vous en tenir à ce sujet...
Sugars avait terminé sa tirade par une moue révélatrice. Lâhomme parlait peu mais parlait juste. Phips lui en sut gré et prit la décision qui sâimposait.
* * *
â Monseigneur, les Anglais ont fui les rivages de la Canardière tellement vite quâils ont abandonné cinq canons, cent livres de poudre et une cinquantaine de boulets. Comme nous retirions leurs canons de lâeau, leurs chaloupes sont venues les quérir. Mais ils ont fait demi-tour dès quâils ont vu quâon les attendait de pied ferme. Toute leur escadre est allée mouiller à deux lieues au-dessous de la ville.
Lâescarmoucheur René Hertel, un long gaillard maigrelet aux traits rougis par le froid, était fébrile. Il ne tenait pas en place. Il portait le capot de laine à capuchon, la tuque et les mitasses du militaire en campagne.
Dans un élan de reconnaissance, Louis le prit par les épaules et le pressa contre sa poitrine. Le milicien se figea sur place, intimidé. Il entendit son général prononcer, dâune voix travaillée par lâémotion :
â Câest grâce à vous, escarmoucheurs et tirailleurs, que nous sommes encore maîtres de ce pays. Vous avez fait tout ce quâon pouvait attendre de braves soldats et repoussé lâAnglais partout où il est descendu. Le peuple vous en saura gré. Portez donc mes félicitations à vos
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