Frontenac_T1
La soif de posséder, continua Madokawando, un sourire de mépris aux lèvres, est ce qui les pousse à agir, ainsi quâun dégoût profond à notre égard, comme si nous étions moins que des hommes et à lâégal des chiens.
Le vieux chef prit une large bouffée de tabac, ferma les yeux un instant puis continua, dâune voix calme :
â Lâavancée de ce peuple cruel et ambitieux se mesure à la trace sanglante quâil laisse derrière lui. Quand les puritains ont convoité une terre indienne, ils lâont prise de force et ont dépouillé son propriétaire de ses armes. Sâil résistait, on lui tirait une balle dans la tête. Quand ils ont voulu fonder des villages, ils en ont fait autant. Deux mille guerriers, femmes et enfants, ont été tués et mille autres vendus comme esclaves, il y a quelques années, parce quâils refusaient de céder leurs terres. On a mis le feu à leurs wigwams avec des torches, on a poursuivi ceux qui réussissaient à sâéchapper et on les a saignés à mort, comme le porc quâon mène à lâabattoir. Au grand bonheur de leurs prêtres qui ont reconnu là un massacre voulu par leur Dieu pour céder place au « peuple élu ».
Madokawando fuma encore un bon coup. Louis était suspendu à ses lèvres et écoutait le récit de ces misères avec un intérêt grandissant. Des rumeurs avaient circulé en Nouvelle-France sur les exactions commises par les Anglais à lâégard des Abénaquis et on soupçonnait de criantes injustices, mais il nâavait rien entendu de comparable à ce quâon lui révélait à lâinstant. Le vieux chef reprenait déjà  :
â Toutes les tribus se rallient maintenant derrière moi. Lâinjustice du traitement infligé à nos peuples a allumé la flamme de la colère, que seule la vengeance pourra désormais éteindre. Nous avons commencé contre eux une guerre qui ne cessera quâavec leur disparition... ou la nôtre. Lâorage a débuté par le saccage de Dover, puis de Pemquid, suivi de ceux de Sheepscote et de Kennebunk, puis de quatorze autres forts situés aux environs de Kinibequi, où nous avons tué pas moins de deux cents des leurs. Une fois lancés, nos guerriers ont continué à ravager la région en réduisant en cendres tout ce qui était à lâest ou à lâouest de Scarborough : Saco, Black Point, Spurwink, Richmondâs Island...
Puis Madokawando se tut à nouveau et baissa les yeux. Il paraissait lutter contre une émotion grandissante. Quand Louis croisa à nouveau son regard perçant, il y décela une tristesse mêlée de rage. Le vieux chef reprit son récit, avec encore plus de lenteur quâauparavant, la voix durcie.
â Nous leur servirons désormais la même médecine. Les Anglais vendent nos captifs comme esclaves? Nous avons commencé à vendre aussi les leurs. Nous avons détruit plusieurs villes jusquâà deux jours de marche de Boston. Mais il nous faut faire un arrêt, parce que nous manquons de poudre et de fusils. De vivres aussi. Nous avons été tellement occupés à nous battre que nous nâavons pu ni chasser ni pêcher. Nous avons besoin de ton aide, mon frère. Cette guerre contre les Anglais est aussi la tienne. Nous reprendrons la hache de guerre quand nous aurons été ravitaillés, quitte à nous servir, sâil le faut, dâos de bêtes pour dards de flèches, comme lâont toujours fait nos pères et leurs pères avant eux.
Lâétincelle de haine qui brilla à nouveau dans les yeux vifs de lâAbénaquis ne laissait aucun doute sur sa détermination. Quand il apparut quâil avait livré lâessentiel de sa pensée, Louis prit à son tour la parole.
â Nous continuerons à vous assister, comme par le passé. Nous vous devons dâailleurs une fière chandelle! Sans lâinformation que vous nous avez acheminée sur la présence des Anglais dans le golfe, nous serions déjà sous tutelle britannique. Mais le vent semble enfin tourner en notre faveur. Le fait que quatre cents Iroquois soient morts de la petite vérole lors de lâinvasion ratée de Montréal, et que les autres se soient fâchés contre les Anglais au
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