Frontenac_T1
distances et la rigueur du climat soumettaient lâéquipement à une usure si prodigieuse quâil fallait bientôt rééquiper les hommes de pied en cap. Il tempêtait. Ce nâétait pourtant pas la première fois quâil faisait cet exercice!
â Hélas! je prêche dans le désert. Ces gratte-papiers nây comprendront jamais rien.
Il poursuivit, en appuyant tellement sur sa plume quâon lâentendit crisser sèchement sur le papier : Si tout cela et une infinité dâautres dépenses pouvaient se faire sans fonds, dans un pays nouveau et à moitié ruiné par les guerres, ce serait un formidable secret... que je désirerais de tout mon cÅur avoir trouvé pour le contentement de Sa Majesté et pour vous être agréable .
Il éprouva une légère excitation. Il était assez fier de sa tirade et ne la retirerait sous aucun prétexte. Même sâil savait quâaucun intendant ne pouvait se permettre de tenir un tel langage à un ministre sans risquer dâêtre démis aussitôt.
â Je persiste et signe. Câest un luxe que je décide de mâoffrir, ironisa-t-il tout en plaquant sèchement sa signature au bas du document, sans lâaccompagner des incontournables politesses et fioritures de style habituelles.
Il sâétait fait des ennemis chez les fonctionnaires du ministère de la Marine et certains de ses amis parisiens commençaient à craindre pour lui. Des rumeurs concernant son renvoi imminent auraient couru dans les couloirs de Versailles. «Fort bien, sâétait dit avec cynisme Champigny, je les mets au défi de trouver un intendant capable de faire des miracles et de changer le sable en or. Quâils essaient de faire mieux, avec des crédits dix fois inférieurs aux coûts. On verra bien qui avait raison... »
Il nâavait rien à se reprocher et câest ce qui lui donnait autant dâaplomb. Il faisait chaque jour lâimpossible pour maintenir la colonie en état de survie. Depuis lâincendie des magasins du roi, on manquait de farine pour nourrir les soldats, et les mauvaises récoltes, combinées à dâabondantes pluies dâautomne, avaient créé un état de famine endémique. Les colons en étaient réduits à se nourrir une partie de lâannée de racines et de poissons. On manquait aussi dâarmes et de munitions, au point de devoir faire fondre le plomb des fenêtres et des gouttières pour faire des balles. La situation était à ce point grave quâil avait dû envoyer à deux reprises la majorité des troupes vivre chez lâhabitant, sans pouvoir fournir à ce dernier la moindre compensation. Sans parler des nombreuses fois où les miliciens avaient été contraints de laisser filer lâennemi par manque de munitions et dâéquipements pour engager une poursuite.
Jean Bochart releva la tête et laissa glisser son regard sur le fond de la pièce, là où le mur était lézardé. Son Åil se posait toujours sur ce réseau de veinures qui semblait prendre chaque jour plus dâexpansion.
Il était perplexe. «Ne devrais-je pas donner ma démission et retourner en France? » se demanda-t-il encore une fois, déchiré entre un sens aigu de la responsabilité et un amer désenchantement. Il jonglait avec cette idée depuis quelque temps. Sa tâche était lourde, mais il était habitué à travailler avec acharnement. Par contre, ses prises de bec constantes avec Frontenac lâépuisaient et le jetaient dans le plus grand agacement. Sâil nâétait jamais allé jusquâà la rupture complète avec le gouverneur, leurs relations étaient néanmoins tendues et difficiles. Courtisan jusquâau bout des ongles, le comte lâirritait. Jean Bochart prisait peu ses frasques de grand aristocrate, ses colères de vieil enfant gâté, et lâinsatiable besoin de flatteries qui en faisait la proie des flagorneurs de toutes espèces. Non plus que ce train de vie somptuaire dont il sâenorgueillissait et qui générait des dépenses exorbitantes en fêtes, spectacles, frais de garde-robe et de bouche. Il sentait bien, par ailleurs, le mépris du gouverneur pour ses fonctions de commis du roi et son respect de lâautorité, lui qui avait toujours
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