Frontenac_T1
fonctionnait maintenant sans dérougir. Les dons recueillis auprès des gens fortunés étaient distribués aux plus démunis, on offrait du travail à ceux qui y étaient aptes, et la mendicité était désormais interdite. Lâimplantation sâétait faite en étroite collaboration avec le clergé, une réalisation dont elle était fière. Car les temps demeuraient difficiles à cause de cette terrible guerre avec lâIroquois qui imposait à la colonie un lourd tribut. Et les Anglais avaient promis de revenir...
â Quand cela va-t-il finir, mon Dieu? sâinterrogea-t-elle à voix basse, comme elle le faisait si souvent depuis quelque temps.
Mais la vie de la colonie nâétait pas faite que de grands malheurs. Elle avait aussi son lot de petites chicanes. Marie-Madeleine échappa un sourire en pensant à la question des subsides royaux qui avait failli faire voler en éclats lâentente qui régnait jusque-là entre son mari et monseigneur de Saint-Vallier. La dispute avait été si bruyante quâelle avait pu en saisir chaque mot depuis ses appartements. Il sâagissait des subsides annuels octroyés au clergé pour lâentretien des prêtres et des églises. Lâévêque voulait exercer une discrétion totale sur ces sommes, alors que son mari recommandait au conseil de retenir huit mille livres et de lui confier la gestion de ces fonds si le prélat refusait de créer des cures fixes. Lâévêque, hors de ses gonds, avait hurlé que cela était du chantage et quâon empiétait sur les droits de lâÃglise. Il lâavait même carrément menacé dâexcommunication. Mais Jean nâavait pas cédé dâun pouce. Une force de caractère quâelle avait toujours louée chez lui. La controverse sâétait néanmoins réglée par un compromis qui avait permis lâinstauration rapide de trois nouvelles cures fixes.
Elle sâétait avancée devant la fenêtre et observait pensivement le fleuve, à présent, où des milliers de vaguelettes moutonnaient à perte de vue sous un clair ciel printanier. Deux militaires marchaient dâun pas rapide le long de la rive, auréolée de volées de goélands. Elle repensa à Charles, lâaîné de ses fils, qui rêvait dâune carrière navale et voulait être enseigne de vaisseau dans les Compagnies franches de la Marine. Il souhaitait être accepté à lâécole dâart maritime de Brest, la meilleure, à ce que lâon disait. Comme on nây admettait que deux Canadiens par année, elle avait requis différentes lettres de recommandation pour appuyer la candidature de son fils. Il rompait, certes, avec la tradition des Bochart, qui étaient des gens de justice, mais ne fallait-il pas suivre son cÅur et son inclination? Les membres influents de leurs familles respectives, les Montmorency, Tronson, La Porte, tous issus de la noblesse de robe, feraient certainement lâimpossible pour favoriser son ascension.
Mais elle sâinquiétait autrement pour son mari, qui sâattachait depuis quelque temps à convaincre Frontenac de monter une véritable expédition contre les Iroquois.
â La guerre, toujours la guerre, comme sâil nây avait pas dâautres façons de régler les différends, sâentendit-elle déplorer à nouveau dâune voix marquée par lâimpuissance.
Elle savait trop combien elle avait tremblé pour la vie de son époux lors de lâexpédition lancée par Denonville contre les Tsonontouans, quatre années plus tôt. Jean avait cru de son devoir dâaccompagner et même de précéder les troupes jusque chez lâennemi, au mépris de tout danger. Il nâétait pourtant pas un soldat de métier, mais un homme de robe et un plaideur, Dieu du ciel! Elle était persuadée que ses fonctions dâintendant nâavaient jamais exigé quâil risquât ainsi sa vie. Et il fallait voir avec quelle exaltation il sâétait porté à lâaventure, comme un tout jeune homme à son premier combat.
« En tout cas, on ne pourra jamais lâaccuser de lâcheté », se dit-elle encore en se demandant pourquoi les hommes étaient toujours si prompts à choisir la confrontation plutôt que la
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