Frontenac_T1
lâenfant était entre bonnes mains, elle se retira discrètement. «Nâempêche, se dit-elle, il est bon père, notre monsieur, étonnée encore une fois de cette tendresse quâelle découvrait chez lui. Et juste, avec ça, car toujours il a tenu à me verser des gages, contrairement à dâautres qui ne baillent jamais un sou à leurs domestiques. »
Jean Bochart accentua son balancement tout en continuant à fredonner à mi-voix. La petite fermait les yeux par moments puis sursautait et les rouvrait en cherchant aussitôt les siens, comme si elle craignait de le voir partir. Elle serrait son index dâune menotte et sa poupée de lâautre.
«Mon Dieu, ne nous lâenlevez pas, celle-là aussi! »
Leur autre fille, Catherine, sâétait éteinte dans sa première année. On lâavait trouvée morte au petit matin dans son ber, froide et déjà si lointaine. Marie-Madeleine avait poussé un cri déchirant et sâétait effondrée sur le carrelage. Il avait fallu des mois avant que ne reparaisse un sourire sur ses lèvres. La peur de perdre Jeanne la torturait à nouveau, il le sentait bien, mais par une espèce de superstition, ils sâinterdisaient lâun et lâautre dâen faire mention, de crainte que le seul fait de parler du malheur ne lâattire sur eux.
La fillette, emmitouflée et amoureusement bercée, finit par sâendormir profondément. Son petit corps se détendit et sa respiration prit une cadence plus régulière. Jean Bochart ne pouvait détacher les yeux de ce visage délicat et diaphane où perlait une sueur de fièvre. Il lui rappelait tellement celui de sa malheureuse Catherine. La même bouche espiègle, le même regard intransigeant qui ne vous lâchait pas une fois quâil vous avait entrepris, avec la différence que son autre fille respirait la force et la santé. Tandis que ce pauvre poussin poussif... Il sâarrêta de chanter et sâimmobilisa. Jeanne ne bougea pas dâun cil.
Il leva les yeux sur les papiers disséminés sur son pupitre et se dit quâil fallait pourtant quâil se remette au travail. Comme lâenfant dormait toujours, il la porta à son lit où il la déposa avec précaution. Une fois bien bordée, il la contempla en silence un long moment. Puis il sâen retourna à sa correspondance.
Dehors, la nuit était tombée pour de bon. Marie-Madeleine ne tarderait pas à rentrer. Il se remit fiévreusement à la tâche, dans lâespoir de chasser les idées noires qui avaient encore ressurgi, bien malgré lui.
20
Montréal, été 1691
Frontenac occupait depuis plusieurs semaines déjà les deux pièces hautes et claires que Callières lui réservait dans son spacieux château, en bordure du Saint-Laurent. Monseignat lui avait remis ce soir-là une lettre quâil était impatient de lire. Rédigé de la main dâAnne, le pli avait transité en canot depuis Québec. Sa fidèle alliée lâinformait régulièrement et par le détail de tout ce qui grouillait et grenouillait à Paris, Versailles et Saint-Germain. Comme il nâavait rien reçu dâelle depuis un certain temps, la soif de nouvelles fraîches le tenaillait.
Il sâinstalla dans la bergère placée près de la fenêtre ouverte à pleins volets et décacheta. Lâépaisse liasse de feuillets quâil retira de lâenveloppe libéra une bouffée odorante, à nulle autre pareille. Louis fut aussitôt envahi de nostalgie. Il ferma les yeux et respira à pleines narines. Des images floues, puis de plus en plus précises, sâéveillaient et se bousculaient, sollicitées par la magie des arômes : Anne, la femme dâhier se confondant avec celle dâaujourdâhui, les multiples décors de sa vie mouvementée, ses nombreux visages, les salons où elle avait toujours brillé... Louis sâattarda à ces lointains souvenirs, agité de sentiments contradictoires. Quand il ouvrit enfin les yeux, ce fut pour compter fébrilement les pages quâil serrait entre ses doigts noueux. Anne en avait noirci dix bien tassées. Il ébaucha un sourire. Il ferait durer le plaisir.
Il posa les pieds sur un tabouret et se cala confortablement dans son siège. Le papier fin et
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