Frontenac_T1
ignoré les directives contraires à ses intérêts et nâen avait jamais fait quâà sa tête.
Jean Bochart se prit à regretter une fois de plus la complicité qui lâavait uni au marquis de Denonville durant leurs quatre fructueuses années dâadministration commune. Un âge dâor apparemment révolu...
Il prêta lâoreille. Il lui semblait avoir entendu un léger craquement. Il ébaucha un sourire.
â Janou, mon pauvre poussin.
Il attendit de voir lâenfant paraître, comme elle le faisait chaque fois quâelle réussissait à tromper la vigilance de sa nourrice. La petite Jeanne sâavança en trottant sur ses faibles jambes et lui tendit ses bras maigres en souriant de ses quatre dents. Il la souleva en riant, lâinstalla sur ses genoux et sâalarma à nouveau de la trouver si légère. Malgré ses deux ans, elle ne profitait pas au même rythme que les autres enfants. Ses magnifiques yeux noirs, sous lesquels sâagrandissaient des cernes bleutés qui mangeaient ses joues pâles, sâattachèrent à lui avec obstination. Mal remise dâune coqueluche qui avait traîné, lâenfant était affligée depuis lors dâune langueur toussotante dont on craignait quâelle ne sâapparente à la phtisie. De fortes fièvres la terrassaient par intervalles, la laissant chaque fois plus affaiblie. Marie-Madeleine et lui ne cessaient de trembler pour sa vie. Tous les docteurs et chirurgiens de la colonie avaient défilé devant sa couche avec des succès mitigés. Tisanes et décoctions, lotions apaisantes, fomentations et cataplasmes chauds, ventouses, sirops, loochs pour les affections pectorales, poudres, pilules, tout avait été tenté. La minuscule pièce où on avait fini par isoler la petite malade était devenue une infirmerie où sâentassaient les fioles, potions, onguents, liniments, sondes, compresses et pansements de toutes sortes.
Jeanne supportait tout de bonne grâce, à la condition quâon ne lui enlève pas sa poupée de chiffon quâelle traînait avec elle en la pressant maternellement contre son sein. La fillette effleura la joue de son père dâun délicat revers de la main et prononça de sa petite voix câline :
â Papa Janou?
â Oui, je suis bien ton papa, ma chérie, lui répondit-il en caressant ses boucles brunes, légères et soyeuses comme le duvet du cygne.
La petite lui mit sa poupée dans les mains et il fit mine de la bercer doucement pour lâendormir. Elle éclata de rire et se mit à chanter «do do lâenfant do », en imitant la berceuse que lui fredonnait sa nourrice. Jean Bochart fut consterné de réaliser que le front et le visage de la fillette étaient encore tout chauds. Ces poussées de fièvre que le médecin de lâhôpital croyait avoir enrayées recommençaient-elles déjà ? Il se leva, le petit corps toujours lové dans ses bras, quand Antoinette, sa nourrice, entra en trombe en sâexclamant :
â Voilà où elle était, cette petite coquine. Je me doutais bien, aussi. Elle mâa échappé quand jâai refait son lit. Donnez-la-moi, monsieur, câest lâheure du dodo.
â Mais elle est encore brûlante de fièvre, Antoinette. Touchez son front.
â Oui, monsieur. Cela vient par bourrées et disparaît sans avertir. Mais câest bientôt lâheure de sa potion.
â Non, ce soir, je la garde un peu. Apportez-moi son remède, je vais le lui donner et tenter de lâendormir. Et baillez-moi quelque chose de chaud pour lâenvelopper. Antoinette sâexécuta. Quand elle revint, elle sâimmobilisa sur le seuil, prise dâattendrissement : lâintendant berçait tendrement sa fille en chantonnant un vieil air dâautrefois. Jeanne fixait son père avec une intensité dévorante, avec ce terrible regard qui effrayait tant sa nourrice. à cause de cette espèce de prescience, de lucidité froide et résignée quâelle croyait y déceler parfois. La servante en eut la gorge nouée. Elle aussi se faisait un sang dâencre pour cette petite quâelle aimait comme sa propre fille.
Antoinette se ressaisit, recouvrit Jeanne dâun épais châle de laine et déposa le flacon sur la table. Comme
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