Frontenac_T1
diplomatie. Quây avait-il chez eux qui les portait à tant de violence et pourquoi lâhistoire des peuples était-elle jalonnée de si fréquentes traînées de sang? Jusquâà cette pauvre Europe qui était encore enlisée dans une guerre totale dont on ne savait pas comment elle allait finir...
Marie-Madeleine hocha la tête en signe de perplexité. «Les choses risquaient-elles de changer si les femmes menaient un jour le monde? » sâinterrogea-t-elle tout à coup, un peu effrayée par lâaudace de son raisonnement. Elle se prit à se moquer dâelle-même. Mais à quoi pensait-elle donc? Comment la femme, faible de constitution et faite essentiellement pour donner la vie, pourrait-elle jamais prétendre exercer un pareil pouvoir? Le côté inusité de lâidée lâamusa quand même assez pour quâelle se plaise à camper les femmes de sa connaissance dans le rôle de leur mari. Puis sa pensée se porta sur sa petite Jeanne et son cÅur se serra. Non, elle ne se laisserait pas aller sur cette voie, câétait trop douloureux... Elle sâinterdit dây songer davantage et balaya ses appréhensions.
Un appel lancé dâune voix brève la tira de ses rêveries. Elle se détourna de la fenêtre, lissa à nouveau ses cheveux dâun geste instinctif et se dirigea dâun pas rapide vers la pièce attenante, où le dîner était déjà servi.
* * *
Jean Bochart de Champigny travaillerait encore fort avant dans la nuit.
Marie-Madeleine lui avait fait préparer un goûter avant de quitter la maison pour aller chez le curé. La servante le déposa sur la desserte jouxtant sa table de travail et se retira sur la pointe des pieds. Ses tâches étaient si lourdes quâil lui fallait souvent dix à douze heures par jour pour sâen acquitter. Il y avait six ans déjà quâil exerçait ses fonctions dâintendant. à lâépoque, lâidée de gérer une colonie dâoutremer lâavait séduit. Sitôt arrivé au pays, il sâétait plongé avec passion dans des responsabilités qui, bien que nouvelles, lui avaient semblé familières. Peut-être parce que son propre père avait été durant de longues années intendant de la ville de Rouen?
Sa formation de juriste et ses nombreux contacts à Paris lui ménageaient toutefois une certaine marge de manÅuvre. Advenant un rappel, il pourrait se replacer rapidement dans la magistrature. Une indépendance bien utile, en vérité, et qui lui laissait les coudées franches face aux exigences souvent déraisonnables de certains fonctionnaires du roi. Il tenait justement en main une lettre du ministre de la Marine, Louis Phélippeaux de Pontchartrain, dont la lecture lâavait jeté dans une telle colère quâil en avait blanchi jusquâaux oreilles. Les récriminations et les reproches constants devant la montée vertigineuse des coûts de la colonie étaient monnaie courante et il ne sâen for- m a lisait plus. Mais cette fois, le ministre avait poussé lâarbitraire jusquâà le menacer de lui faire payer la facture sâil nâarrivait pas à réduire les frais de la guerre en Amérique. Comme sâil lui avait incombé dâempêcher les dépenses de cette année-là dâatteindre les deux cent mille livres!
Il plongea rageusement sa plume dans lâencrier et entreprit de rédiger dâune main tremblante un long texte bien senti, exposant pourquoi le coût des opérations militaires était si élevé en Nouvelle-France et pourquoi il était impossible de le réduire, à moins que vous ne décidiez dâabandonner carrément la colonie en la laissant en proie à lâennemi, ce que je ne crois pas que vous soyez disposé à faire, précisa-t-il malicieusement, la colère embuant ses besicles.
Il inspira lentement dans lâespoir de se calmer, puis reprit patiemment la plume. Il expliqua par le détail comment chaque parti de guerre devait être équipé de canots et de raquettes, dâarmes, de munitions, de nourriture et de vêtements appropriés, et quâil pouvait être expédié en tout temps en Acadie, dans les Illinois, à Michillimakinac, vers les Grands Lacs ou bien au-delà . Et que les énormes
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