Frontenac_T1
lisse était recouvert dâune écriture régulière et élégante, sans ratures, ce qui indiquait quâAnne recopiait ses lettres avant de les expédier.
Il déplia la première page et lut.
à monsieur le comte de Frontenac, mon cher grand ami,
Jâai reçu trois lettres de vous il y a quelque temps et qui portaient trois dates différentes. Pardonnez le retard à vous répondre, mais jâai eu fort à faire auprès de madame dâOutrelaise qui a été affligée de flux de ventre qui lâont forcée à garder le lit de longues semaines. Jâai été à son chevet assidûment et je puis vous dire que la pauvre âme a fort souffert et sans se plaindre de toutes ces purgations et saignées que lui ont imposées nos « médicastres  » , comme vous le dites si à propos. Elle a pourtant survécu à tout cet acharnement et se porte un peu mieux, malgré une température maussade qui maintient Paris sous une cloche dâhumidité et des froids si continuels que lâon se croirait plutôt en automne quâau printemps. Le soleil ne luit plus depuis des jours, ce qui nous fait craindre un autre été aussi pourri que celui de lâan dernier. Croirez-vous que le setier de blé, qui valait dix livres, est grimpé à dix-huit, cette année? Nous devrons vivre maigrement des récoltes de lâan passé et la disette commence à se répandre dans les campagnes, où lâon a vu des bandes de loups affamés attaquer de petits pâtres et des jeunes filles. Le roi a réquisitionné des blés pour nourrir Paris et lâarmée. Il a chassé les spéculateurs, prohibé les exportations et fait distribuer du pain gratuitement pour les plus démunis. La cour du Louvre sâest transformée en une gigantesque boulangerie en plein air, où lâon cuit chaque jour pas moins de cent mille rations de pain du roi, à deux sols la livre! Ces mesures nâempêchent pas lâafflux de miséreux et des débuts de révolte place Maubert, au Marché-Neuf ou rue des Gravilliers. Des mères hurlantes réclament du pain, des bandes de voleurs masqués parcourent la campagne et des manifestations spontanées éclatent un peu partout à Lyon, Toulouse, au Havre. Les hôpitaux généraux se multiplient pour enfermer ces populations dangereuses, promises au fouet, au carcan ou aux galères.
Les chemins nâétant plus sûrs, je ne sais si je me rendrai prochainement à Maintenon, comme mâen a priée madame. Ma grande amie vit en ce moment, comme je vous le marquais dans ma dernière lettre, mille affres et humiliations qui mettent sa patience et sa pudeur à dure épreuve. Comme son mariage avec le roi est demeuré secret et quâelle ne peut se défendre de tous les princes persifleurs et libraires hollandais qui médisent à son sujet, elle est sur des charbons ardents. Tantôt elle trouve un petit libelle rempli de fiel sur le coin dâune table ou sous un coussin, ou entend dans la rue une chanson diffamante, quand il ne sâagit pas dâouvrages qui parlent de sa naissance de basse extraction, lâaccusant dâavoir empoisonné mademoiselle de Fontanges ou dâentretenir à Saint-Cyr un harem pour les plaisirs du roi! On la met aussi sur le théâtre, où Paris et Versailles courent applaudir des comédies italiennes qui la traînent dans la boue.
à propos de Saint-Cyr, sachez que madame subit de fortes pressions, en ce moment, pour transformer ce pensionnat de filles nobles désargentées en monastère régulier. Il semblerait que la dissipation, la vanité et lâorgueil se soient emparés des jeunes pupilles de Saint-Cyr au point de justifier, du moins dâaprès les ecclésiastiques qui surveillent de près cet établissement, un virage radical. Monsieur de Chartres, supérieur diocésain de lâInstitut, lâa fort chapitrée à ce sujet. Notre amie a pu gagner un peu de temps en alléguant la nécessité où elle était de consulter, avant de prendre une telle décision. Je plains fort ces pauvres jeunes filles qui seront obligées bientôt de prononcer des vÅux et dâentrer dans une vie religieuse quâelles nâont certes pas souhaitée, et à laquelle on ne les a jamais
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