Frontenac_T1
nom de Nez Coupé. Lâhomme en avait perdu le bout lors dâune bataille et masquait sa cicatrice avec un anneau de cuivre passé à sa racine, duquel pendaient des perles et des plumes. Il était hostile aux Français et se montrait arrogant vis-à -vis dâOureouaré, choisi par le gouverneur pour conduire les négociations de paix. Frontenac dut se faire violence pour ne pas le renvoyer.
Oureouaré était un sachem * , un chef considérable de la tribu des Goyogouins * . Il avait été fait prisonnier deux ans plus tôt par les Français et expédié manu militari sur les galères de Louis XIV. Il avait eu la chance de survivre à cet enfer, avec une poignée dâautres, et avait été ramené au Canada par Frontenac. Des survivants que ce dernier utiliserait comme monnaie dâéchange en temps propice.
Le sachem avait préparé avec minutie son message et les cadeaux à livrer à ses frères. Après avoir bien instruit Nez Coupé, Oureouaré ajouta :
â Remets-leur également ces colliers qui portent mes paroles.
Oureouaré remit à lâémissaire les wampums , ces longs assemblages de perles pourpres et blanches enfilées avec art sur des lanières de cuir. Ces porcelaines donnaient crédibilité aux paroles et servaient de caution à lâentente, une façon de faire imposée par les sauvages et à laquelle les Français ne dérogeaient jamais. Il lui indiqua aussi une dizaine de ballots renfermant les présents à remettre aux principaux chefs.
Nez Coupé sâétait engagé à porter ces paroles et il le ferait. Il prit les wampums avec précaution, jeta un Åil sur les ballots de marchandises et se contenta de hocher plusieurs fois la tête en signe dâacquiescement.
Soulagé de la tournure que prenait lâaffaire, Frontenac accompagna la députation iroquoise jusquâaux canots et présida au chargement. Il ordonna ensuite le départ.
Les canotiers se mirent à réciter fiévreusement le Notre Père . Puis, le long convoi sâébranla lentement sous une neige mouillée qui tombait serrée, encombrant un ciel bas de novembre. Un à un, les lourds canots de maîtres quittaient la rive et prenaient le large en disparaissant bientôt dans un halo vaporeux. Ils devaient remonter le Saint-Laurent jusquâau fort Cataracoui, situé à la tête du lac Ontario. Une fois sur place, les hommes de Frontenac avaient pour mission de relayer la garnison du commandant Valrennes. La délégation de Nez Coupé bifurquerait pour sa part vers le sud jusquâà la rivière Genesee, menant tout droit à Onontagué, la capitale iroquoise.
«Pourvu quâils atteignent le fort avant quâon lâait fait sauter », se dit Louis, tout en secouant ses habits couverts de boue. Il nâavait rien avalé depuis la veille et avait à peine dormi quelques heures. Il se surprit à rêver dâun repas fin et dâun lit douillet. Lâinterminable traversée de lâAtlantique, lâarrivée en catastrophe à Québec et le voyage précipité à Montréal, sous une pluie glaciale et dans des barques qui prenaient lâeau, ne lui avaient laissé aucun répit. Et cette affligeante équipée dans le but de réaliser une mission quasi impossible lâavait vidé de ses énergies.
* * *
Le repli vers Montréal sâeffectua sous une neige grêleuse poussée en rafales par des vents violents. La végétation, noircie par le feu tout le long du chemin de Lachine, se recouvrait peu à peu de grappes blanches dâoù surgissaient de maigres tiges tordues et calcinées. Louis était enroulé dans un long caban et chevauchait à plein étrier, pressé de se mettre à lâabri. Oureouaré galopait à ses côtés, la redingote déboutonnée, insensible au froid qui cinglait. Tout enivré du plaisir de courir sur le dos de ce bel « orignal français », comme les Indiens nommaient le cheval, il était porté par un intense sentiment dâexaltation.
Les cavaliers longèrent le fleuve sombre et agité qui refoulait durement ses vagues contre la grève avant dâatteindre la maison du gouverneur de Montréal, située au bout dâune pointe de terre formée de la rencontre du Saint-Laurent
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