Frontenac_T1
bien assez tôt...
Dâun geste décidé, il se saisit du dernier cruchon et lâoffrit à la ronde.
â Ne laissons pas se perdre une seule goutte de ce fameux élixir, monsieur le gouverneur ne nous le pardonnerait pas. Buvons donc une dernière fois à la nouvelle providence de nos déshérités, buvons à notre hôpital général!
Et le prélat emplit les verres de ses invités, sâen versa un, le choqua avec force contre celui de ses hôtes et le vida dâun trait, sans même prendre le temps dâen savourer le contenu.
25
Montréal, hiver 1693
Le soudain redoux qui faisait alterner la grêle et le verglas depuis une quinzaine de jours nâavait rien de rassurant et laissait présager le pire. Ce réchauffement inopiné donnait à penser que les difficultés auxquelles les hommes du sieur Nicolas dâAilleboust de Manthet étaient confrontés, là -bas, si loin de Montréal, devaient être particulièrement éprouvantes.
Et on nâétait pourtant quâen février.
Mais dans ce pays dâextrêmes et de démesures, les brusques et imprévisibles variations de température étaient un élément avec lequel il fallait compter et qui décidait parfois du succès ou de lâéchec dâune entreprise. Louis le savait mieux que personne. Aussi battait-il la semelle sans arrêt devant les fenêtres de la grande salle du château de Callières, impatient et bourru. Il se sentait impuissant et lâinquiétude le rongeait. Un va-et-vient apparemment incontrôlable et qui commençait à agacer son entourage.
Au contraire de son acolyte, Callières conservait une attitude résolument calme. Il était assis en ce moment devant un petit secrétaire et scrutait une carte avec application.
â Cette précoce température de printemps risque de tout faire échouer. Je nâaurais jamais dû permettre cette entreprise. Câétait trop hasardeux à cette époque de lâannée. Mâentendez-vous, Callières? fit Louis dâune voix de stentor.
Lâimpatience du ton avait quelque chose dâagressif.
â Mais lâon nâentend que vous, monsieur!
Le piquant de la réplique ainsi que le contraste saisissant entre lâattitude mesurée de Callières et lâagitation stérile de Frontenac arrachèrent un sourire las à Champigny. Louis saisit lâéchange dâintelligence entre les deux hommes et sâéchauffa. Il secoua dans leur direction un index accusateur.
â Vous avez fait des pressions indues pour que jâautorise cette expédition, vous et les autres, mais mon instinct me disait que câétait prématuré. Et dangereux!
Détachant lentement le regard de son texte, Callières répliqua :
â Prématuré, dites-vous? Vous avez bien mis trois longues années à vous décider à entreprendre cette incursion chez les Agniers, lors même quâils nous causaient plus de torts à eux seuls que les quatre autres cantons iroquois. Je ne vois là rien de particulièrement prématuré. Quant au danger, monsieur, dites-moi donc par quel miracle une entreprise contre un ennemi aussi redoutable pourrait sâavérer autrement que dangereuse? Et depuis quand nous embarrassons-nous dâune pareille considération?
Le gouverneur de Montréal défiait Frontenac dâun Åil frondeur, le binocle glissé sur le bout du nez. Ce huis clos qui sâéternisait commençait à lui taper sur les nerfs. Voilà six longs jours déjà quâil se trouvait enfermé avec le gouverneur général et lâintendant, en attente de nouvelles apportées au compte-gouttes par leurs éclaireurs, et ces dernières sâavéraient chaque jour plus alarmantes.
â Je nâai jamais eu confiance en ce type dâexpédition, vous le savez, sâobstina Louis, sans daigner relever la remarque assassine de son interlocuteur. Par contre, il est vrai que cette fois, contrairement aux campagnes des gouverneurs La Barre et Denonville, les trois plus importants villages agniers ont été pris par surprise. Mais nos hommes nâen sont pas moins embourbés jusquâau cou avec des centaines de prisonniers quâils doivent surveiller et ramener à Montréal. Nây a-t-il pas de quoi
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