Frontenac_T1
sâinquiéter? Où sont-ils, à présent, et pourquoi diable ont-ils pris tout ce retard?
Câétaient des questions auxquelles personne nâavait de réponse. Cette ignorance les obsédait. Autant Champigny que Callières. Car lâintendant sâétait donné beaucoup de mal pour que les expéditionnaires ne manquent de rien, tant pour les provisions de guerre que pour les vivres. Il avait fait fabriquer plus de trois cents toboggans , et autant de paires de raquettes. Mais voilà quâil faisait tellement doux que ces équipements sâavéraient à peine utilisables. Qui aurait pu prédire un tel réchauffement au cÅur de lâhiver, se demandait Champigny, quand la température était si rigoureuse, en France même, que la Seine avait gelé et que les corps des miséreux morts de froid sâempilaient par centaines aux portes des villes?
Callières, de son côté, ruminait des pensées à peine plus optimistes. Câétait pourtant une expédition parfaite, autant dans sa conception que dans sa réalisation, se répétait-il depuis quelques jours, à la recherche de la faille dans ce beau plan. Car le climat trop doux ne pouvait tout expliquer. Il fallait que quelque chose dâautre ait cloché quelque part, mais quoi?
Les troupes avaient quitté Chambly le 25 janvier, suivi la rivière Richelieu, longé le lac Champlain et progressé à marche forcée par la piste Kayadrosseras, guidées par des sauvages qui connaissaient le pays de fond en comble. Le 16 février, elles avaient atteint les deux premières bourgades ennemies quâelles avaient prises sans résistance. Après avoir brûlé la première, elles sâétaient installées avec leurs prisonniers dans la seconde. Les Agniers nâavaient rien pressenti du danger, ce qui était exceptionnel. Le troisième village avait été appréhendé de la même manière et passé par les flammes, avec toutes ses réserves de maïs. Jamais une tribu iroquoise ne sâétait laissé surprendre de cette façon, même dans les expéditions les mieux préparées des Indiens alliés. Ce parcours sans faute avait cependant achoppé sur le problème des prisonniers. Des dizaines dâAgniers sâétaient rendus à discrétion, enthousiasmés, assuraient-ils, par lâidée de venir vivre avec leurs compatriotes du Sault et de la Montagne. Callières savait dâexpérience que sâil était facile de tuer un homme dans le feu de lâaction, il était autrement difficile de lâexécuter de sang-froid, une fois désarmé. Les officiers de lâexpédition étaient donc encombrés dâun nombre imprévu de prisonniers quâil fallait nourrir, alors que les vivres étaient comptés. En pareilles circonstances, il était clair quâun repli rapide sâimposait, mais aucune indication ne donnait à penser que cela sâétait fait. Les communications étaient coupées depuis trois jours et on avait perdu trace dâeux.
Des officiers entraient et sortaient dans un branle-bas incessant. Callières avait envoyé la veille une équipe au-devant de Manthet, avec mission de rejoindre lâavant-garde des troupes pour les ravitailler. On supposait quâils avaient dû enfouir des réserves de nourriture dans des caches, mais on doutait quâelles fussent encore utilisables, avec toute cette pluie.
Louis ne cessait de ressasser les mêmes idées obsédantes, incapable de dominer le pessimisme qui le rongeait. Les raisons qui avaient justifié cette entreprise étaient pourtant fondées. Il sâagissait dâannihiler la capacité de nuisance des Agniers juste avant lâassaut majeur que préparaient les Anglais contre le Canada.
La terrible menace qui pesait sur lâavenir de la colonie était préoccupante. Les espions canadiens et abénaquis dépêchés en Nouvelle-Angleterre étaient formels : une flotte imposante constituée de nombreux vaisseaux mouillait devant Boston et nâattendait que le signal du départ. Louis avait même appris du ministre de la Marine que Guillaume dâOrange avait ordonné aux douze colonies de lever des troupes et de constituer une gigantesque force de combat. On parlait de six à huit mille hommes, pour le
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