Frontenac_T1
moins. Et où se dirigeraient-ils, sinon vers Québec? Allaient-ils renouveler le pacte conclu quatre ans plus tôt avec les Cinq Nations et attaquer en même temps Montréal, par voie de terre?
Frontenac, Callières, Champigny, Vaudreuil et les officiers dâétat-major avaient eu beau virer la question dans tous les sens, force leur était dâadmettre que la situation du pays était à nouveau terriblement précaire. Tous étaient assujettis à la même fatalité et liés par la même appréhension de voir bientôt fondre sur eux le péril anglais. Une angoisse que lâon nâosait nommer minait leur esprit.
Louis dormait peu depuis quelque temps. Il avait moins de sang-froid quâautrefois et gérait mal les pressions qui fusaient de toutes parts. Callières, de son côté, ne mangeait presque plus, au point que Louis sâen inquiéta.
â Seriez-vous souffrant, mon cher? Vous picorez dans votre assiette. Je ne vous reconnais pas, lui avait-il dit la veille. Il nâest pas propice de tomber malade quand nous sommes dans de si mauvais draps. Mangez donc, avait-il ajouté en lui tendant un morceau de viande que lâautre avait repoussé dâun air dégoûté.
â Non, je nâai guère dâappétit ces jours-ci.
Callières nâen jonglait pas moins avec les problèmes et trouvait des solutions originales aux situations les plus inextricables. Une qualité que Louis avait eu lâoccasion dâapprécier à maintes reprises. Il était dâailleurs persuadé quâil nâattendait que son départ â ou sa fin â pour le remplacer à la tête de la colonie. «Et pourquoi pas? se disait-il. Si quelquâun doit me succéder, aussi bien que ce soit lui. » Une candidature qui lui plaisait davantage, en tout cas, que celle de Vaudreuil. Callières nourrissait dâailleurs de la méfiance à lâégard de ce subordonné quâil considérait comme un dangereux rival.
Des clameurs venues du dehors se firent entendre. Un officier fit irruption dans la pièce.
â Un nommé Claude Bizaillon, messeigneurs, prétend porter un message du sieur de La Noue.
â Faites-le entrer.
Un homme dâune pâleur de déterré sâavança sur le pas de la porte. Il salua brièvement en prononçant des paroles inaudibles, regarda les gens à la ronde dâun air hagard, puis sâeffondra de tout son long en cognant durement le sol. Quelques officiers le portèrent sur un canapé. Il respirait à peine et semblait avoir trépassé.
â De lâalcool. Quâon mâapporte de lâalcool! clama Louis en se tournant vers un officier. Et préparez-lui un bouillon.
Champigny sâétait penché sur lâhomme inconscient et tentait de lui dégager le col. Comme on le serrait de trop près, Louis obligea les autres à reculer.
On remit le flacon dâeau-de-vie à lâintendant qui en imbiba un mouchoir et le pressa sur le nez de Bizaillon. Il refit le geste jusquâà ce que lâautre fasse mine de revenir à la vie : il toussait et reniflait bruyamment. Champigny lui souleva la tête et lui fit ingurgiter quelques gouttes dâalcool. On supposa quâil avait marché de longues heures sans dormir ni manger, ce qui expliquait son extrême faiblesse. Quand lâhomme put enfin articuler quelques mots, lâintendant le fit asseoir et lâaida à avaler le bouillon, trempé de pain, quâil se mit bientôt à engloutir avec voracité. Son état laissait présager celui des autres restés là -bas...
Les mines étaient basses et un silence lourd sâétait installé. On ne pouvait quâimaginer le pire. Quand il eut bien mangé et suffisamment récupéré, Louis se planta devant le rescapé et commença à le presser de questions.
â Dites-moi, où sont les autres et dans quel état?
â Dans un... état périlleux... pour le moins, monseigneur. Nous manquons de tout et... nous sommes échoués pour la plupart à la rivière Chazi, à lâembouchure du Richelieu. Nous avons des blessés.
â Combien?
â Je dirais... pas loin dâune quinzaine... et plusieurs morts.
â Mais que sâest-il passé, diable, pour que vous soyez dans ce triste état?
â
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