Frontenac_T1
meilleures barques et les fit escorter dâun détachement dâofficiers jusquâà Montréal.
* * *
Dans la quiétude de son cabinet de travail, Louis se plongea dans la lecture du dernier pli dâAnne, arrivé avec la liasse de lettres en provenance du ministre de la Marine. Outre les nouvelles habituelles, la comtesse de Frontenac lui rapportait une incroyable histoire de lettre anonyme adressée au roi, un pamphlet dévastateur qui aurait circulé sous cape à la cour parmi certains initiés. Le billet compromettant avait été remis à madame de Maintenon pour quâelle le transmette au roi, mais avant de sâexécuter, cette dernière lâavait lu à Anne et à dâautres intimes, qui lui avaient conseillé de le garder pour elle. Ãtant donné le caractère impérieux du monarque, lâauteur de la satire risquait dâêtre foudroyé sur place, avaient-ils allégué.
Par mesure de prudence et pour ne pas nuire à sa grande amie â épouse légitime bien que non régnante de Louis XIV â, Anne avait retranscrit tout ce qui avait trait à cette histoire en lettres codées. Un procédé quâelle et Louis utilisaient depuis de nombreuses années pour dérober certaines informations aux regards indiscrets. Louis tira dâun coffret fermé à clé un bout de papier jauni et plié en quatre sur lequel était inscrit un code qui inversait certaines lettres, en décalait dâautres ou les remplaçait par des chiffres. Cryptographie en main, il sâemploya à retranscrire méthodiquement chaque mot de lâaudacieuse missive. Lorsque le texte litigieux apparut enfin dans son entièreté, il eut peine à en croire ses yeux.
Vous êtes né, Sire , osait écrire le pamphlétaire en guise dâintroduction, avec un cÅur droit et équitable, mais ceux qui vous ont élevé ne vous ont donné pour science de gouverner que la défiance, la jalousie, lâéloignement de la vertu, la crainte de tout mérite éclatant, le goût des hommes souples et rampants, la hauteur et lâattention à votre seul intérêt... vos principaux ministres ont ébranlé et renversé toutes les anciennes maximes de lâÃtat pour faire monter jusquâau comble votre autorité... on nâa plus parlé que du roi et de son plaisir. On a poussé vos revenus et vos dépenses à lâinfini, on vous a élevé jusquâau ciel pour avoir effacé, disait-on, la grandeur de tous vos prédécesseurs ensemble, câest-à -dire pour avoir appauvri la France entière, afin dâintroduire à la cour un luxe monstrueux et incurable. Vous avez cru gouverner parce que vous avez réglé les limites entre ceux qui gouvernaient. Ils ont bien montré au public leur puissance, on ne lâa que trop sentie... et nâont connu dâautre règle que de menacer, que dâécraser, que dâanéantir tout ce qui résistait...
Louis était pris dâune espèce de jubilation vengeresse. La charge contre la monarchie était puissante et impitoyable. Cette seule entrée en matière était déjà plus que ce que le roi avait essuyé, comme critique, durant tout son règne. Et le téméraire continuait, de la même plume vitriolée :
... on fit entreprendre à Votre Majesté, en 1672, la guerre de Hollande... Je cite en particulier cette guerre parce quâelle a été la source de toutes les autres. Elle nâa eu pour fondement quâun motif de gloire et de vengeance... dâoù il sâensuit que toutes les frontières que vous avez étendues par cette guerre sont injustement acquises dans lâorigine. Il faut donc, Sire, remonter jusquâà cette origine de la guerre de Hollande pour examiner devant Dieu toutes vos conquêtes. Il est inutile de dire quâelles étaient nécessaires à votre Ãtat : le bien dâautrui ne nous est jamais nécessaire.
Louis était partiellement dâaccord avec la critique concernant cette terrible guerre de Hollande, qui avait été une erreur de jeunesse du roi, mais il ne pouvait endosser les conclusions que le libelliste en tirait : câeût été adopter intégralement le point de vue de lâennemi et en revenir, au nom de la charité chrétienne, aux
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