Frontenac_T1
frontières incertaines de 1672! Câétait une position de néophyte, qui ne prenait pas en compte la complexité de la situation internationale dâalors, avec les appétits espagnol et germanique et lâambition démesurée dâune puissance comme lâAngleterre.
« Mais qui donc a osé écrire ce pamphlet? » sâinterrogea-t-il, de plus en plus titillé par la curiosité. «De deux choses lâune, ou lâhomme est suicidaire, ou il est téméraire. Dans un cas comme dans lâautre, il ne fera pas bon être dans ses souliers quand le roi découvrira qui est lâauteur de la diatribe, si jamais elle lui vient aux oreilles. »
Il se remit fébrilement à sa lecture.
... Cependant vos peuples, que vous devriez aimer comme vos enfants, et qui ont été jusquâici passionnés pour vous, meurent de faim. La culture des terres est presque abandonnée, les villes et les campagnes se dépeuplent, tous les métiers languissent et ne nourrissent plus les ouvriers. Tout commerce est anéanti. Par conséquent, vous avez détruit la moitié des forces réelles du dedans de votre Ãtat pour faire et pour défendre de vaines conquêtes au-dehors... La France entière nâest plus quâun grand hôpital désolé et sans provisions. Câest vous-même, Sire, qui vous êtes attiré tous ces embarras.
La critique sur la pauvreté et la misère du peuple français visait juste et Frontenac pouvait difficilement en nier la véracité. Se mourant dâenvie de connaître enfin la clé de lâénigme, après avoir passé en revue différentes hypothèses sans en retenir aucune, Louis sauta enfin aux dernières lignes.
â Ah! ce Fénelon, cet abbé de malheur! sâexclama-t-il sur le ton de la surprise la plus totale. Câest donc lui qui se cache derrière cet anonymat!
Il était abasourdi. Il avait croisé le jésuite avant son départ pour le Canada, dans lâentourage de madame de Maintenon, et sâen était méfié dès lâabord. Lâecclésiastique venait dâêtre nommé précepteur du petit-fils du roi, le duc de Bourgogne. Câétait un homme grand, maigre, sec et pâle, du genre visionnaire exalté, et dont le regard de feu était saisissant. Il tenait à la fois du galant, du docteur et du grand seigneur, mais Louis nâavait pas tardé à déceler chez lui une ambition dévorante. Il ne lui aurait pas donné le bon Dieu sans confession, et se doutait bien que lâamitié nouvelle quâil affectait pour la marquise de Maintenon nâétait pas désintéressée... Ce libelle dévoilait ses cartes : il était plein de fiel, et prétendait à rien de moins que de réformer le gouvernement.
« Un fol, se dit Louis, un naïf qui va beaucoup trop loin. Avec ses airs de saint, ce nâest quâun bigot qui croit pouvoir gouverner lâÃtat par la religion, et qui est assez candide pour croire que la joue gauche tendue en réponse à la gifle sur la joue droite peut fonctionner en politique. Que Dieu nous préserve de cette engeance maudite! »
Il pensa que la Nouvelle-France était loin dâêtre à lâabri dâune pareille race. Les dévots nâavaient jamais manqué ici et leur ambition de mener le pays était une menace toujours présente.
« Heureusement quâil se trouve encore des hommes comme moi, se rassura-t-il, capables de brider le clergé et de le maintenir à sa place, sous la tutelle énergique dâune autorité civile éclairée. »
* * *
â Aïe! le fieffé butor, fit Louis dans une grimace, mais il va mâachever!
Cette fois, il nâavait pu sâempêcher de rouspéter. La douleur était trop aiguë. Pourtant, le frère Brouat faisait de son mieux pour réduire cette espèce de furoncle qui lui avait poussé sur la fesse gauche.
Le récollet avait été chirurgien et barbier avant de prendre la tonsure et depuis lors, il soignait toute la communauté. Louis le trouvait moins dangereux que la majorité des charlatans qui se vantaient dâêtre médecins sans posséder le moindre diplôme. Comme Brouat était analphabète, il ne risquait pas de lui casser la tête avec de pompeuses tirades
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