Gauvain
fort à faire avant de pouvoir le blesser ! Il n’est pas dans toute la Bretagne de chevalier plus arrogant ni plus cruel ! On le redoute même dans son propre pays. On ne dénombre plus les chevaliers qu’il a tués pour satisfaire son orgueil et sa suffisance. S’il t’est possible, sans t’exposer à la honte ou au blâme, de t’en retourner, je ne saurais trop te le conseiller, renonce à ce combat. Crois-m’en, Gauvain, jamais tu n’auras livré de bataille, pas même celle de la nuit dernière, qui te donne plus de tourment, si tu persistes… J’ai tellement entendu parler de lui, de sa force et de sa vaillance qu’il me fait une peur affreuse ! – À Dieu ne plaise, rétorqua Gauvain, que j’abandonne aussi lâchement la tâche entreprise pour mon honneur et celui du roi Arthur ! Qui est donc cet homme pour te terrifier de la sorte ?
— Tu en as déjà entendu parler, répondit la jeune fille. Mais j’aimerais mieux être morte plutôt que de te voir, de mes yeux, perdre ne fût-ce que le petit doigt, toi qui m’as délivrée de ma longue misère ! Je redoute tant votre affrontement que, de ma vie, je n’ai éprouvé pareilles angoisses. Seigneur, c’est par le diable que j’ai appris sa valeur et son identité. Jusqu’au milieu de l’après-midi, il possède la force de trois chevaliers les plus hardis, les plus vaillants qui se puissent trouver. Quand le soleil commence à décliner, dès lors il s’affaiblit et perd progressivement de sa force jusqu’au moment où la nuit est tombée {8} . Mais il n’en conserve alors pas moins de vigueur et de hardiesse, et jamais il ne s’affaiblira au point de ne pouvoir résister au meilleur chevalier qui oserait se risquer contre lui.
« Permets-moi d’ajouter un dernier mot, Gauvain : ta mère, que j’ai bien connue, était une femme d’une grande sagesse. Au surplus, elle avait, grâce à la magie de Merlin, le pouvoir de lire la destinée de certains. Elle savait tout sur toi et, souviens-t’en, te découvrit certaines choses dont tu ferais bien de tirer profit à présent. Elle te pria instamment de te toujours comporter en brave, car jamais, à nul jour de ta vie, tu ne serais vaincu ni tué. Mais elle émit une réserve à propos de deux chevaliers : l’un, dont elle ne voulut point te dire le nom parce que Dieu le lui interdisait ; mais l’autre, elle te le nomma, ajoutant qu’il n’était pas, dans toute la Bretagne, de chevalier d’une aussi brutale arrogance, ni d’une pareille endurance. Or, le grand chevalier que tu poursuis, c’est celui-ci, et puisque tu connais son nom, tu verras trop que je ne te mens pas : c’est Escanor de la Montagne. Ta mère t’a bien prévenu que si tu te trouvais dans la nécessité de le combattre, elle était incapable de dire lequel de vous deux l’emporterait.
— Belle, dit Gauvain, c’est la pure vérité. Ma mère m’a parlé exactement dans les mêmes termes que toi. Mais sache que rien ne me fait revenir en arrière une fois que j’ai décidé quelque chose. Je préfère la mort au déshonneur {9} : la mort est vite passée, mais la honte dure très longtemps, car chacun en propage le récit circonstancié. Jamais je ne pourrais supporter semblable ignominie. Il me faut donc poursuivre le chevalier jusqu’à sa mort ou la mienne. – Je crains fort qu’il ne t’arrive malheur, dit la jeune fille du cimetière, mais je suis impuissante à te dissuader. Néanmoins, je te demanderai une faveur : puisque ses forces s’amenuisent au déclin du soleil, ne l’affronte pas avant la fin de l’après-midi. – Belle, répondit Gauvain, je t’obéirai. Suivant tes recommandations, je promets de ne livrer combat qu’après le coucher du soleil. »
Ils firent route ainsi toute la journée, et parvinrent enfin devant un bois épineux très difficile à traverser. Cependant, le grand chevalier, qui ne traînait pas, l’avait franchi bien avant eux et était entré dans une vallée. Gauvain et ses compagnons perdirent de précieux moments dans le bois, et quand ils se trouvèrent sur l’autre lisière, le grand chevalier avait disparu. Et Gauvain fut fort perplexe sur la route à prendre.
Alors, il se mit à presser l’allure et finit par apercevoir à nouveau, loin devant, Escanor qui chevauchait au milieu d’un champ. Il parcourut des yeux toute la plaine et vit, au-delà du champ, une forteresse qui lui sembla bien protégée et solidement construite. Il
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