Gisors et l'énigme des Templiers
pense
généralement. Et surtout, il avait compris combien il eût été dangereux pour
l’Église de faire déclarer hérétique un pape, même après sa mort. Cela
remettait en cause l’institution papale elle-même. C’est pourquoi
Clément V employa tous ses efforts à faire ajourner le procès posthume
contre Boniface VIII, et dut, pour cela, lâcher beaucoup de lest sur
d’autres points, les Templiers en particulier. Et, pour gagner du temps, il
s’efforça de calmer le zèle du roi de France en le flattant.
Il faut bien reconnaître que l’affaire Boniface pesait lourd
dans la balance. Les accusations sournoises se multipliaient. On affirmait non
seulement que le défunt pape avait été un hérétique, mais aussi un magicien, un
sorcier. Il avait « un démon privé dont il prenait en tout point conseil
en toute matière » (Nogaret). Plus tard, on prétendit même qu’il n’avait
pas seulement un démon familier, mais au moins trois : l’un offert par une
Italienne, un autre, plus puissant, offert par un Hongrois, et un troisième,
encore plus puissant, qui lui avait été donné par un certain Boniface de
Vicenze. Il portait en outre un « esprit » dans une bague qu’il avait
au doigt : de nombreux clercs et cardinaux avaient remarqué que, dans
cette bague, semblait se réfléchir l’image d’un homme, parfois une tête d’animal.
On avait entendu le futur Boniface, lors de l’élection de Célestin V,
converser avec le démon, enfermé dans une pièce emplie de nuages d’encens. Et
il était censé avoir déclaré que s’il avait été sauvé des Colonna, à Anagni,
c’était non pas grâce à une intervention divine mais par une aide diabolique.
Les anecdotes de ce genre se multipliaient, suscitées ou encouragées par les
Colonna, précieusement recueillies par Guillaume de Nogaret et ses hommes qui
se chargeaient de les répercuter avec force détails. On trouva, bien entendu,
des témoins qui confirmèrent en tous points ces rumeurs. Et il semble qu’on ait
beaucoup insisté sur une « idole » que possédait Boniface et à
laquelle il rendait un culte. Ce n’est peut-être pas par hasard si, dans les
accusations portées contre les Templiers, on mettra en bonne place le fameux
« baphomet », cette tête double et barbue qui a tant intrigué les
commentateurs.
À l’affaire Boniface s’en ajoutait une autre de même farine,
celle de Guichard, évêque de Troyes, lui aussi accusé de maléfices divers, de
collusion avec les démons et de pratiques diaboliques. Guillaume de Nogaret se
servit de l’affaire et l’amplifia considérablement, allant jusqu’à provoquer
Clément V sur cette question : car si on suivait la logique du système,
le pape, en ne défendant point l’Église contre les hérésies – celle de
Boniface, celle de l’évêque de Troyes, et celle des Templiers – se rendait coupable vis-à-vis de la Chrétienté. Guichard fut emprisonné, et
son procès traîna en longueur. Il fut finalement, après l’affaire des
Templiers, reconnu entièrement innocent. Ces accusations de magie et de
commerce avec les démons, les premières du genre au Moyen Âge à avoir constitué
des affaires d’État, montrent à quel point Philippe le Bel et ses conseillers
profitaient des situations pour manœuvrer l’ opinion publique afin de parvenir aux buts qu’ils s’étaient fixés. Et s’il n’y a pas eu
véritablement d’accusation de magie démoniaque soulevée contre les Templiers,
tout cela contribuait néanmoins à renforcer les suspicions et les doutes qu’on
pouvait avoir à leur sujet.
L’affaire des Templiers a d’ailleurs débuté dans les mêmes
conditions : par l’exploitation de rumeurs, de ragots, et par des
dépositions de témoins plus ou moins à la solde de Nogaret.
Le point de départ se situe à Agen, en 1305. Un Templier,
qui a commis quelque méfait – ce sont des choses qui arrivent –, est en prison,
et sur le point de mourir. Faute de confesseur, il avoue des « erreurs de
foi et des forfaits » à un autre prisonnier, un bourgeois de Béziers nommé
Esquieu de Floyrac, qui est peut-être lui-même un transfuge du Temple. Horrifié
par ces révélations, et peut-être aussi pour en tirer profit, Esquieu de
Floyrac, une fois libéré, en fait le compte rendu au roi Jaime d’Aragon. Celui-ci,
peu désireux de s’engager dans une si sombre affaire, se débarrasse d’Esquieu
en l’envoyant au roi de France. Après
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