Gisors et l'énigme des Templiers
sait la puissance que représentent les ordres
militaires : les Hospitaliers règnent sur la Méditerranée, et les
Templiers sont les maîtres du continent européen. Devenir le chef suprême à la
fois des Hospitaliers et des Templiers, cela représenterait pour le roi de
France un atout considérable, et il pourrait alors devenir un véritable
souverain mondial en se parant d’un autre titre, celui de roi de Jérusalem.
Ceci n’est pas une hypothèse gratuite. Philippe le Bel a
pensé réellement ce plan. Il l’a même écrit dans une sorte de programme en
quatre-vingts points dont nous possédons un manuscrit, certes fragmentaire,
mais suffisamment précis pour que nous puissions le restituer dans son ensemble [39] .
Ces documents montrent que Philippe le Bel songeait à abdiquer en faveur de son
fils aîné pour devenir le grand-maître des Ordres réunis. Le nouvel Ordre
devait prendre le nom de Chevaliers de Jérusalem, et son grand-maître porter le
titre de roi de Jérusalem. Après la mort de Philippe le Bel, la charge de
grand-maître devait revenir, de génération en génération, au fils aîné du roi
de France. Tous les prélats, archevêques et évêques y compris, auraient dû
leurs revenus au grand-maître, pour la conquête de la Terre sainte, ne gardant
pour eux qu’un salaire modeste. Il en aurait été de même pour les ordres
monastiques non engagés dans la reconquête. De plus, le Bellator
Rex devait jouir d’une sorte de droit de regard sur l’élection des
papes. Ainsi Philippe le Bel serait-il devenu plus puissant que l’empereur, et
cela pour la plus grande gloire du royaume de France : car le roi de
France, sacré un jour ou l’autre roi de Jérusalem, régnerait comme un empereur
romain sur une vaste fédération de nations et établirait ainsi la paix
universelle.
Philippe le Bel était-il mégalomane ? En tout cas, il a
bel et bien rêvé d’appliquer ce plan. Il en réalisera d’ailleurs quelques points,
ne serait-ce que par ce fameux « droit de regard » sur l’élection des
papes. Et aussi à propos des Templiers.
En effet, il est établi que Philippe le Bel a voulu mettre
la main sur l’Ordre du Temple – et sur celui des Hospitaliers. Il savait très
bien la redoutable puissance que l’Ordre incarnait, et il a voulu s’en servir
pour lui-même, soyons justes, pour le roi de France. Idée grandiose certes, et
qui explique l’attitude bienveillante qu’il a eue vis-à-vis du Temple.
Mais quand toutes les tentatives de fusion eurent échoué, par
suite de l’intransigeance des Templiers trop confiants dans leur force,
Philippe le Bel a compris que, ne pouvant devenir le maître du Temple, il
devait l’abattre. Parce qu’il était très puissant, donc dangereux, et parce qu’il
aurait pu servir à un autre Bellator Rex que lui-même.
Cela, c’est une réalité historique. Le procès intenté aux Templiers, s’il
appartient aussi à l’Histoire, résulte de la vengeance d’un homme qui a vu
s’effondrer son vaste plan d’hégémonie mondiale, et qui n’a pas pardonné aux
Templiers d’avoir refusé de coopérer avec lui.
III
LE TEMPLE EN ACCUSATION
Si l’on veut essayer de comprendre le mécanisme du procès
intenté aux Templiers, le supplice infligé à de nombreux moines-chevaliers et
la dissolution de l’Ordre obtenue à grand-peine du pape Clément V (il n’y
a jamais eu de condamnation du Temple), il est bon de remettre tout cela dans
le contexte. Or, ce contexte n’est autre que la lutte inexpiable que se livrent
le roi de France et le pape, surtout en la personne de Boniface VIII.
Cette lutte ira même si loin qu’elle donnera lieu à une sorte de procès
posthume contre Boniface VIII. Et, curieusement, ce procès servira de
monnaie d’échange à Philippe le Bel pour arracher au pape Clément V ce
qu’il voulait, ou du moins une partie de ce qu’il voulait : l’abandon des
poursuites contre son conseiller – et âme damnée – Guillaume de Nogaret, et
l’anéantissement du Temple.
Voyons les faits. À la mort de Nicolas IV, en 1291, les
différents conclaves ne purent réussir à élire un nouveau pape. Cela dura deux
ans. De guerre lasse, on alla chercher un pieux ermite, qui n’en voulait pas,
et on le hissa de force sur le trône de saint Pierre, sous le nom de
Célestin V. Mais les saints n’ont jamais fait de bons papes : Célestin V,
dans sa candeur et son esprit de charité, se mit à distribuer aux
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