Grands Zhéros de L'Histoire de France
sacrifiés se tiennent debout, disposant chacun d’un mètre carré à peine, sous leur poids le radeau s’enfonce sous l’eau : « Au gré du ressac, l’eau arrive aux genoux ou à la ceinture mais jamais plus bas » (E. Emptaz). Comme l’on s’enfonce trop, on jette à la mer des tonneaux de biscuits. De toute façon, puisque l’on aperçoit la côte au loin, on devrait toucher terre avant de commencer à avoir faim et soif !
Le radeau est tiré par deux canots qui s’escriment à aller de l’avant, ne pouvant attendre aucune aide des passagers du radeau qui n’ont ni rames ni voiles. À partir de ce moment, les témoignages divergent : pour Savigny et Corréard, c’est indéniablement Chaumareys qui donne l’ordre de rompre les amarres (la « touline ») qui reliait son canot au radeau, estimant que lui-même et les passagers de son canot ne pourraient jamais s’en sortir en tirant ce poids mort derrière eux. Pour Emptaz, c’est le gouverneur Schmaltz qui va donner cet ordre monstrueux et, enfin, pour l’historien Philippe Masson, il s’agit d’un accident que Chaumareys aurait vainement tenté de réparer (19) . Quoi qu’il en soit, les passagers du radeau sont désormais condamnés à dériver au gré des vagues. Que l’amarre ait été larguée volontairement ou brisée ne change pas grand-chose pour eux, sinon que cela vient ajouter la rage et l’indignation à leur désespoir et à leur sentiment d’impuissance.
La situation se dégrade rapidement et dès la première nuit, vingt hommes meurent. Les infortunés naufragés se brisent les jambes entre les planches et les poutres dont est constituée leur embarcation de fortune. Quand la mer devient mauvaise, on s’agrippe désespérément les uns aux autres, on se bat pour ne pas être refoulé au bord du radeau. Les crises de violence vont devenir crises de folie, des hommes s’entre-tuent, d’autres se suicident en se précipitant volontairement à la mer. Bientôt, l’eau potable vient à manquer. Assoiffés, les survivants en sont réduits à boire leur urine. Affamés, ils vont tromper quelque temps leur faim grâce à une pêche miraculeuse de poissons volants ; mais, bientôt, les quelques survivants en viennent à dépecer les cadavres ; ils font sécher au soleil les lambeaux de chair humaine et s’en nourrissent en silence, sans échanger un regard.
Douze jours d’errance en mer vont faire de certains d’entre eux des assassins, de tous des cannibales ; voici à quel destin effroyable les a conduits l’incurie de Chaumareys !
Lorsque le brick l' Argus retrouve le radeau, celui-ci ne compte plus que quinze survivants, quinze miraculés dont cinq mourront dans les jours qui suivent. Le drame a donc fait cent quarante-deux morts. Mais si les survivants épuisés ne sont qu’une poignée, tous vont s’accrocher à la vie, mus par l’objectif commun de se venger des coupables et de Chaumareys en particulier. Si l' Argus ne les avait pas retrouvés, il n’y aurait plus personne pour témoigner et l’incapable commandant aurait pu couler des jours heureux jusqu’à sa mort. Il aurait pu compter sur la solidarité et la discrétion des passagers des canots et des chaloupes qui, eux non plus, ne sortaient pas grandis de ce drame et n’avaient pas intérêt à en dévoiler les tenants et aboutissants. Pouvait-on leur en vouloir ? Quand il est question de vie ou de mort, se comporter noblement n’est pas donné à tout le monde.
Dès son retour en France, le rescapé Savigny rédige un mémoire dont le Journal des débats , journal antiroyaliste, publie l’intégralité le 13 septembre 1816, afin que soient mis sur la place publique l’archaïsme et l’incompétence de la marine royale. Le scandale est immense : tous les journaux de l’époque, La Gazette de France , Le Temps , L’ Union , Le Moniteur , lui consacrent leur une.
Par la suite, Corréard et Savigny publient leur propre récit de cette tragédie dans un livre de plus de cinq cents pages intitulé Naufrage de la frégate la Méduse faisant partie de l’expédition du Sénégal en 1815, livre édité chez… Corréard ! De géographe, naufragé, anthropophage, Corréard est en effet devenu éditeur prospère grâce à son premier livre, ce qui lui permet aussi d’ouvrir à Paris la librairie Au radeau de la Méduse.
Dans le livre de Savigny et Corréard, Chaumareys est dépeint comme « le plus présomptueux, le plus incapable des marins
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