Haute-Ville, Basse-Ville
différence entre nous, c'est que j'ai mes livres le matin, l'après-midi et le soir. Us ne sont pas des amis fidèles qui m'attendent au retour du travail. Comme des amis que l'on voit sans cesse, dont on ne s'éloigne jamais, ils deviennent parfois oppressants.
Elle avait dit cela à voix très basse, comme une confidence, et c'en était une. Sa vie lui semblait vide. Aborder encore le sujet de sa solitude serait terriblement indélicat. Il choisit de parler plutôt de l'autre façon que l'on avait de remplir une vie. Ce faisant, il reprenait une conversation commencée lors de leur dernière rencontre :
— Vous auriez aimé poursuivre une carrière ?
— Evidemment. Qui explique à Henri les concepts de droit les plus compliqués, croyez-vous ? Mon père ? Lui sait gagner des causes, pas réfléchir sur le droit. Je lisais en cachette ses gros Codes au retour de mes classes chez les ursulines. Je vais vous faire une confidence: j'ai eu envie de m'inscrire à votre cours, comme étudiante libre. Cela aurait été facile. Le recteur n'aurait pas pu refuser cela à papa, et lui n'aurait pas pu refuser de le demander pour moi. Du moment que je ne cherchais pas à obtenir un diplôme, on ne s'y serait pas opposé.
Elle se compromettait dangereusement. Il lui fallait ajouter tout de suite :
— Votre cours est l'un des rares qui s'intéresse à la théorie du droit, pas juste aux textes de lois.
— Pourquoi ne l'avez-vous pas fait? Cela aurait été un plaisir pour moi.
La remarque manquait de tact. Outre ses compétences, qu'il aurait pu faire connaître à son père en soumettant un curriculum vitœ, et son charme qui n'était pas négligeable, pourquoi se trouvait-il à leur table pour la seconde fois? Pensait-il que monsieur Trudel téléphonait souvent à un avocat inconnu pour lui donner des contrats et en même temps la chance de se faire un nom? Le visiteur représentait un excellent parti. Armand Bégin avait parlé de lui au ministre en ces termes. Et devant elle encore !
La jeune femme ne s'était pas inscrite à ce cours pour éviter de donner l'impression de se précipiter sur lui. Elle dit seulement :
— On aurait pu mal interpréter mon intérêt pour le droit constitutionnel.
Un jeune homme et une jeune femme se connaissant à peine ne pouvaient demeurer si longtemps à murmurer lors d'une activité sociale sans attirer l'attention. Il convenait de rompre cette connivence. Ou peut-être Armand Bégin s'intéressait-il réellement aux prétentions politiques des femmes. Celui-ci s'adressa à Elise, assez fort pour qu'on l'entende de toute la table puisqu'il se trouvait bien loin d'elle:
— Chère Elise, allez-vous soutenir de tous vos efforts les candidats libéraux de la région de Québec lors des prochaines élections fédérales ?
— N'est-ce pas là le devoir de tous les membres du Parti ? Je suis membre du Parti libéral, même si je ne peux voter dans la province.
Devant Descôteaux, la repartie apparaissait comme audacieuse, compte tenu de son opposition encore tout récemment déclarée au vote des femmes. Au niveau provincial, celles-ci n'avaient de rôle dans le Parti que comme épouses ou filles de quelqu'un, et les comités féminins s'occupaient de questions triviales.
Beau joueur, soucieux de démontrer qu'il n'en faisait pas une question dogmatique, le premier ministre Descôteaux intervint :
— Je me réjouis d'entendre cela. J'ai justement rencontré Ernest Lapointe la semaine dernière, et celui-ci se félicitait du fait que, grâce à vos efforts, il obtiendrait la majorité du suffrage féminin dans notre région. Il reste un peu plus de six semaines avant les élections fédérales, il espère entendre parler de votre comité très bientôt.
Elle rougit d'aise. Ernest Lapointe était en train de devenir le chef incontesté des libéraux fédéraux de langue française. Cet homme se présentait dans la circonscription de Québec-Est, celle-là même qu'avait représentée Wilfrid Laurier jusqu'à sa mort en 1919. Qu'on lui abandonne ce fief faisait figure de symbole. Il pourrait prétendre au poste de premier ministre du Canada au moment de la retraite de William Lyon Mackenzie King.
— Croyez-vous que cette élection permettra aux libéraux de se maintenir au pouvoir malgré toutes les rumeurs de scandales ? glissa Renaud.
Lui aussi se montrait heureux d'abandonner ses échanges trop privés avec
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