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Haute-Ville, Basse-Ville

Titel: Haute-Ville, Basse-Ville Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Pierre Charland
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visaient d'abord les épouses au moment où leurs maris étaient au travail, mais il fallait compter avec un certain nombre d'individus passant la matinée ou l'après-midi dans leur demeure. D'ailleurs, les opposants au vote des femmes évoquaient les risques moraux du «travail d'élection». Il lui servait en quelque sorte de garde du corps.
    Ils se retrouvèrent d'abord dans une grande maison de pierre grise rue Saint-Cyrille. Elevé à deux pas de là, Renaud ne connaissait pas du tout madame Daigneault. Epouse d'un notaire tout à fait conservateur, lui avait expliqué Elise sur le trottoir, elle avait néanmoins accepté de les recevoir. Une domestique vint leur ouvrir, pour les conduire avec empressement auprès de «Madame».
    La maîtresse de maison les attendait de pied ferme dans un petit salon, une théière, trois tasses et de petits sandwichs aux concombres devant elle. Elle devait être dans la trentaine, une grande pimbêche maigre aux lèvres pincées. Elise se présenta à elle du ton dont on parle à une vieille connaissance avec qui on est allé au couvent. Elles avaient fréquenté les mêmes écoles, à quelques années d'intervalle. Tout en portant sa tasse de thé à ses lèvres, elle glissa avec aisance des commentaires sur l'automne lugubre à la prochaine élection, aux belles déclarations d'intention de son candidat. Tout le programme était étalé dans les journaux. Il se résumait à peu de chose : si les libéraux étaient élus, le Canada continuerait de connaître la paix et la prospérité, et profiterait des bénéfices d'une bonne gestion. Si ce n'était pas le cas, les conservateurs mèneraient évidemment le pays à la faillite.
    —    Nous ne sommes pas très entichés du Parti libéral, dans la famille, dit madame Daigneault avec un gentil sourire à Renaud, tout en lui tendant une assiette débordant de sandwichs. Mon mari considère que la Commission des liqueurs favorise l'ivrognerie chez beaucoup de nos concitoyens. C'est aussi l'avis exprimé plusieurs fois par le regretté cardinal Bégin.
    —    Vous savez par les journaux que les lois de prohibition, ailleurs en Amérique, n'ont pas mis fin à l'abus d'alcool, dit Elise en arborant un visage terriblement préoccupé par cette grave question. Au contraire, les criminels en ont tiré tous les avantages. Vous êtes au courant de toute cette contrebande ?
    Elle murmura les derniers mots, désolée de parler de « ces choses» dans un si beau salon.
    —    Comme il ne semble malheureusement pas possible d'empêcher la population d'acheter de l'alcool, n'est-il pas préférable qu'au moins le gouvernement en retire les profits, plutôt que les criminels ?
    —    Mais il se fait commerçant d'alcool. N'est-ce pas un encouragement à l'ivrognerie? Vous savez toute la misère à laquelle sont condamnées les familles des personnes intoxiquées par l'alcool.
    —    Tous les profits de la Commission vont aux hôpitaux. Les sociétés de tempérance pourront peut-être détourner un jour la population de la boisson. D'ici là, au moins, l'argent tiré de ce commerce ira aux communautés religieuses hospitalières. Il résulte finalement beaucoup de bien de ce déplorable vice. De toute façon, cette question relève du gouvernement provincial, alors que nous nous trouvons ici dans une élection fédérale.
    La confusion des enjeux du suffrage tenait bien sûr à la présence du même personnel d'élection, quel que soit le niveau de gouvernement concerné.
    Un nouvel échange porta sur le régime de retraite proposé par King. Madame répéta les mots de son époux :
    —    Les gens perdront leurs bonnes habitudes d'épargner pour leurs vieux jours. Surtout les liens dans les familles s'éroderont du simple fait que les parents n'auront plus à compter sur leurs enfants pour assurer leur sécurité à la fin de leur vie.
    —    J'ai du mal à croire que les relations familiales reposent seulement sur des obligations de ce genre, risqua Elise.
    —    Les enfants perdront tout sens de fidélité filiale du simple fait que l'Etat les relèvera de cette obligation, continua l'hôtesse.
    Elle semblait un peu fâchée de voir les paroles de son époux contredites par la visiteuse. Cette dernière avala une gorgée de thé afin de lui laisser le temps d'en finir avec ces arguments.
    —    Enfin, tous les gens de notre milieu ne perdront-ils pas une occasion de se sanctifier, si on leur enlève la

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