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Haute-Ville, Basse-Ville

Titel: Haute-Ville, Basse-Ville Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Pierre Charland
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Il y avait sans doute d'autres enfants dans les pièces voisines, ou dehors.
    Peut-être se trouvait-elle de nouveau enceinte. Si ce n'était pas le cas, dans six mois tout au plus un curé viendrait lui dire de faire son devoir, soucieux de dénoncer le péché épouvantable « d'empêcher la famille ». Il ne lui parlerait pas de la revanche des berceaux, de l'obligation de contrecarrer la mise en minorité des francophones avec le plus haut taux de natalité du monde. Ces choses-là se discutaient entre hommes, loin ce qui concernait les femmes, c'était la conscription des ultras. Il ne lui parlerait pas non plus des sérieux arguments théologiques permettant la condamnation de tous les moyens contraceptifs, en toutes circonstances. Cela aussi se discutait entre hommes, des hommes revêtus de soutane. Il suffirait au curé de lui rappeler que, pour assurer son salut, elle devait avoir un enfant tous les quinze ou vingt mois environ, cela même s'il devait venir donner l'extrême-onction à plus de la moitié d'entre eux. On ne faisait pas dans le détail, on visait la production de masse.
    —    Vous êtes bien Marie-Madeleine Girard ? demanda le policier.
    —    Marie-Madeleine Marion. Je suis mariée depuis plusieurs années.
    —    Votre mari est ici ?
    Comme elle tardait à répondre, il essaya :
    —    Il est sans doute à son travail.
    —    Il travaille à la construction d'une usine d'aluminium, dans le Saguenay.
    —    Oh, c'est loin ! Il ne doit pas venir souvent voir sa petite famille.
    Le policier essayait de se faire jovial, sans grand succès.
    —    Il vient régulièrement, tous les deux ou trois mois, dit-elle.
    Elle aurait pu ajouter: «Juste assez longtemps pour me mettre enceinte, puis il repart. »
    —    Il vous envoie donc de l'argent par la poste ?
    —    Des fois. Quand il en a. Il a promis que, s'ils l'embauchaient dans cette usine, il nous ferait tous monter.
    «Bien sûr. Compte là-dessus, ma pauvre», se dit Gagnon. Le Marion en question devait avoir un autre usage pour sa paie que le soutien d'une femme et de rejetons. Quant à elle, les paniers de provisions apportés par les charitables membres de la Société Saint-Vincent-de-Paul suffisaient tout juste à assurer sa survie. Le policier soupira, secoua la tête comme pour chasser ces réflexions moroses :
    —    Est-ce que vous voyiez votre sœur Blanche très souvent ?
    —    Elle passait ici de temps en temps. Avec les enfants, je ne peux pas aller à Stadacona.
    Elle avait ramassé son sein et l'avait fourré dans sa robe tout en parlant. L'enfant laissa échapper une plainte de frustration, mais ne bougea pas. Il resta là, les yeux révulsés, immobile. Elle ne se donna pas la peine de se reboutonner.
    Toute cette misère révoltait Gagnon, mais il ne trouvait personne à qui parler de sa colère. Ce genre de situation semblait normal à tous ceux qui l'entouraient. Il risqua finalement :
    —    Les fils de vos parents adoptifs, et aussi sans doute votre père adoptif, ont violé Blanche.
    Elle le regarda, les yeux sans expression. Il ajouta, en se disant que peut-être le mot «violé» ne figurait pas à son vocabulaire :
    —    Ils ont couché avec elle.
    Elle garda son air abruti. Il fallut un bon moment avant qu'elle ne dise :
    —    Cela ne regarde personne. De toute façon, elle est morte.
    Elle voulait maintenant de toutes ses forces le voir ailleurs. Qu'il la laisse tranquille !
    L'enfant sur le plancher s'était étendu sur le côté, montrant ses fesses et ses couilles couvertes de croûtes. «Il doit s'être endormi, mais il peut tout aussi bien être mort», se dit Gagnon. Il se trouvait là tout au bas de l'échelle sociale, face à la misère abjecte, dans un de ces logis où l'on mourait encore de faim, de froid et de honte. Rien de commun avec les ménages impeccablement propres et dignes des ouvriers de la chaussure, qui trimaient soixante heures par semaine, plus longtemps dans les périodes d'intense activité, pour assurer à leur famille le nécessaire.
    Il n'attendait aucune réponse quand il laissa tomber :
    —    Vous aussi, vous avez été violée.
    Elle le regardait toujours, comme si elle ne comprenait pas en quoi cela pouvait l'intéresser. Le policier affirma encore :
    —    Je crois que ce sont eux qui l'ont tuée.
    Cette fois, une émotion passa sur son visage : la peur. Tous les autres sentiments ne devaient plus vraiment

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