Haute-Ville, Basse-Ville

interlocuteur acquiesça. Que son père, qu'il avait toujours connu froid et calculateur, fasse des équations de ce genre ne le surprenait pas.
    —    Je me souviens de cette lettre, continuait Bégin, celle à laquelle tu as fait allusion. Il l'avait refaite plusieurs fois. Il la voulait assez ferme pour que tu n'oses pas désobéir. Tu sais, mon vieil ami m'a montré d'autres lettres dans lesquelles il te demandait de revenir. En deux ans, le pauvre en a peut-être écrit une dizaine, et ta mère autant, qu'elle lui montrait. Ton père finissait par tout déchirer en disant: «Ce serait trop égoïste de notre part de lui faire courir ce risque. Et puis il va revenir tellement savant dans un an ou deux. » Alors, il jetait ces lettres, pour t'en envoyer d'autres à la place, où il te disait d'étudier, de lui faire honneur.
    Renaud avala la moitié de son verre de whisky pour se donner une contenance, avant de commenter d'une voix changée :
    —    Ses lettres sont restées les mêmes à la fin de la guerre. Non, elles étaient même plus froides, je crois.
    —    Il y a eu la grippe espagnole. Je ne sais pas comment c'était en Europe, mais ici nous avons connu l'enfer. On ne faisait pas trop attention au début. Puis la situation a dégénéré au point de prendre des proportions effrayantes. On voyait un enfant malade dans une classe et, une semaine plus tard, lui et dix de ses trente camarades étaient confinés chez eux. On a fermé les écoles, les collèges, les couvents. Un employé dans un service l'attrapait et, la semaine suivante, plusieurs de ses collègues se trouvaient aux prises avec une pneumonie. Les gens ont arrêté d'aller travailler.
    Le vieil homme secouait la tête, au bord des larmes. Cette épidémie de 1918-1919 avait tué au moins deux fois plus de monde que la guerre, et ce conflit avait pourtant été de très loin le plus meurtrier de l'histoire. Des dizaines de millions de personnes étaient mortes de la grippe espagnole, sur tous les continents.
    —    Nous nous enfermions dans nos maisons, continuait Bégin. On ne laissait plus personne entrer, pour éviter la contamination. Les meilleurs amis refusaient de se voir. La maladie entrait dans une maison aussi soigneusement close que les autres, mais pas chez les voisins. Elle est entrée chez toi, affectant d'abord ta jeune sœur. Tes parents l'ont veillée eux-mêmes jour et nuit. Il était difficile d'avoir des soins de l'extérieur: certains médecins avaient peur de la contagion et restaient simplement chez eux, les autres, plus courageux, étaient surchargés. Puis ta mère tomba malade. Ton père était seul pour s'en occuper, car les domestiques s'étaient envolés dès l'apparition de la maladie. Il est venu cogner à notre porte pour obtenir de l'aide. Bien sûr, je ne l'ai pas laissé entrer. Je ne voulais pas qu'il empoisonne toute ma famille. Discrètement, j'avais relevé un bout du rideau d'une fenêtre, pour le regarder. Il m'a aperçu. Si tu avais vu son regard ! Ta mère est morte ce soir-là.
    De grosses larmes coulaient sur les joues rebondies de Bégin. Après un moment, il continua en reniflant:
    —    Après, il n'a plus jamais été le même. Haegédius se détestait d'être encore en vie, je pense. Il ne désirait plus qu'une chose, faire de l'argent pour toi.
    Armand Bégin termina son apéritif, fit signe au garçon de lui apporter la même chose. Celui-ci hésita bien un peu. Un braillard dérangeait bien assez la quiétude des lieux, l'employé ne voulait pas se retrouver avec un braillard soûl sur les bras. Il obtempéra pourtant. Bégin tint à ajouter encore :
    —    Pendant un long moment, je l'admets, il t'a détesté d'être en vie. Pourquoi elles, et pas toi et lui, demandait-il souvent. Quand sa rage s'est calmée, il ne savait plus comment rétablir le contact. Je peux cependant te dire qu'il a toujours été très fier de tes réalisations. Combien il nous embêtait, à répéter sans cesse que tu étais devenu savant !
    En face de lui, Renaud sentait l'émotion l'étreindre aussi. Il s'astreint à vider un second apéritif avant de redevenir un peu loquace. Il demanda bientôt à Bégin, pour relancer la
    conversation sur un sujet plus léger:
    —    Vous m'avez dit que vos filles sont mariées. Mais que devient Michel ? Quand je suis parti il allait tout juste entrer au collège des jésuites, si je me souviens bien.
    Le visage d'Armand s'éclaira d'un grand