Haute-Ville, Basse-Ville

   Vos résultats à Oxford en témoignent, continua Neuville. Cependant, le Canada français n'a pas une bien longue tradition de spéculation intellectuelle. L'Université Laval est un établissement modeste. La fonction de notre faculté de droit est de préparer des notaires et des avocats, dont la majorité exerceront leur profession en milieu rural. Ils s'occuperont d'achat et de vente de terres, de chicanes de clôtures. Quelques-uns se trouveront bien sûr impliqués dans des opérations plus complexes. Aucun ne se livrera cependant à la
    spéculation intellectuelle.    Je me fais bien
    comprendre ?
    —    Je ne suis pas sûr de vous suivre, répliqua Daigle, qui comprenait pourtant très bien.
    —    L'enseignement que nous dispensons doit répondre aux besoins de notre clientèle: il serait inutile d'amener nos futurs juristes dans des questionnements oiseux. Ensuite et surtout, l'Eglise trace les frontières très nettes de nos spéculations. Pour les hommes d'Eglise, ces frontières englobent les questions morales, les questions de dogme, la plupart des questions éthiques. Je n'accepterais pas, en tant que recteur, qu'un membre laïc du personnel empiète sur les questions réservées aux prêtres. Est-ce clair ?
    Il y eut un silence un peu trop lourd.
    —    Et cela vous convient-il ? précisa l'ecclésiastique.
    Répondre autrement que «oui» aurait signifié la fin de l'entrevue. Renaud acquiesça. Neuville sortit d'une autre chemise un petit texte imprimé et le remit à son vis-à-vis en continuant:
    —    Notre sainte mère l'Église a aussi produit une liste des idées, des doctrines ou des auteurs que tous les catholiques doivent rejeter. Comme vous le savez, on réfère à cette liste en parlant de l'Index. Voici la liste des auteurs et des conceptions défendus.
    Le candidat prit l'Index des mains de Neuville. Il le connaissait bien pour avoir passé ses années de séminaire à braver cet interdit. Tous les bons livres lui avaient semblé être à l'Index. Celui-ci était en quelque sorte devenu son programme de lecture, à la fin de ses études classiques, au point de chercher passionnément les livres défendus. Cette petite brochure innocente, affublée d'une couverture bleue, contenait les noms des philosophes Voltaire, Rousseau, Marx, Engels et bien d'autres, des romanciers comme Zola et Hugo, des scientifiques comme Darwin. Les noms de tous les intellectuels un peu stimulants se trouvaient là. Le recteur continuait :
    —    Beaucoup de ces ouvrages à l'Index vous sont déjà familiers. Le contraire serait surprenant pour quelqu'un qui se livre à l'étude. Dès vos années de séminaire, il n'était pas difficile de trouver la trace des lectures défendues dans vos travaux.
    Le recteur dit cela en souriant, comme s'il ressentait soudainement de l'indulgence pour ces écarts anciens. Il se fit très sérieux au moment d'ajouter :
    —    Cependant, il serait inacceptable qu'un professeur laïque de notre institution fasse la promotion de ces livres, de ces auteurs et surtout des idées qu'ils défendent, dans nos murs ou ailleurs. L'Université Laval est un cadre de travail plutôt contraignant, comparé à celui auquel vos années en Europe vous ont habitué. Ce que l'on appelle ailleurs la liberté académique, ou la liberté intellectuelle, dans une université catholique comme la nôtre, cela s'appelle la liberté de l'erreur. Nous avons fait le choix de la vérité. Croyez-vous pouvoir travailler dans ce contexte ?
    Encore une fois, Renaud se trouvait dans l'inconfortable position de se faire poser une question pour laquelle il n'y avait qu'une bonne réponse. Il glissa un «Oui, je le crois bien» plutôt timide. L'homme savait en quittant l'Angleterre dans quel univers intellectuel il revenait. La perspective le remplissait d'appréhension. Surtout, le recteur avait une façon bien à lui de mettre les points sur les «i». A la première incartade, si incartade il y avait, ce serait la porte : l'avocat ne pourrait invoquer l'ignorance. L'évocation de ces interdits devait précéder son embauche.
    —    Bien sûr, fit Neuville d'un ton plus léger, dans un cours sur la propriété il est bien possible d'aborder les écrits de Marx ou de Proudhon, pour souligner la folie de leurs théories. Il serait tout de même mieux de vous entretenir du contenu de leçons comme celles-là avec votre doyen, avant de les donner. Cela vous semble-t-il