Helvétie
infirmerie, avait eu la tête sciée avec un sabre par un bourreau improvisé. Son corps, chargé sur un des tombereaux envoyés par le ministre de la Justice, avait été jeté, avec les dépouilles de ses camarades, dans une fosse commune, au cimetière de la Madeleine ou du Roule.
Le nouveau landammann avait le soutien d’un autre ancien des Gardes-Suisses, Nicolas-François Bachmann 10 , dernier commandant du régiment Salis-Samade, dont le frère, Anton-Leodegar Bachmann, maréchal de camp aux Gardes-Suisses et commandeur de l’ordre de Saint-Louis, avait été guillotiné le 3 septembre 1792, sur la place du Carrousel. Le colonel, maintenant âgé de soixante-deux ans, plus chanceux que son frère, avait pu fuir la France après le massacre des Tuileries. Bachmann était capable de réunir, dans les cantons primitifs, une milice de huit mille hommes.
Depuis un an, dans le pays de Vaud, la réaction gagnait aussi du terrain, avec le soutien du préfet Henri Polier, qui avait écarté des affaires tous les « patriotes », partisans des idées nouvelles. Soucieuse de faire appliquer, dans le département du Léman comme ailleurs, les décisions du gouvernement central, l’administration préfectorale avait ordonné la perception des dîmes, avec rappel depuis la date de leur abolition en 1798 ! Dans un pays à demi ruiné par les réquisitions militaires, cette levée d’impôt, dont le nom rappelait l’époque féodale, avait été mal accueillie. Une pétition pour le rattachement à Berne, c’est-à-dire le retour à l’Ancien Régime, avait réuni plus de dix-sept mille signatures. Et l’on vendait, pour financer la cause, une médaille de propagande portant la devise : « Il nous rend le bonheur », et frappée d’un ours qui brisait un fusil. Aux nostalgiques de Leurs Excellences de Berne s’opposaient les partisans du rattachement à la France, tandis que les modérés, citoyens raisonnables qui ne voulaient dépendre ni de Berne ni de Paris, signaient une adresse proclamant : « Nous voulons rester Suisses, si le mot suisse est synonyme de liberté 11 . » Le doyen Philippe-Sirice Bridel, pasteur, éditeur et principal rédacteur des Étrennes helvétiennes, curieuses et utiles , publiées chaque année depuis 1783, figurait parmi les opposants les plus actifs à la réunion du pays de Vaud à la France. Il ne cessait d’ailleurs de répéter aux Vaudois : « Vivons de notre vie ! Exprimons notre pays. »
Ce genre d’exhortation à toutes les indépendances trouvait toujours, dans le cercle des Métaz, des échos favorables. Martin Chantenoz, tout en ironisant sur la rusticité, la lenteur, la matoiserie et le mercantilisme latent des Vaudois, trouvait des accents quasi nationalistes pour affirmer l’originalité d’une civilisation qu’il définissait comme monticole et lacustre, reflet d’une sensibilité, d’une sagesse, d’une poésie de la nature que, par pudeur ou réserve, les Vaudois n’osaient extérioriser. Les étrangers ne s’y trompaient pas, qui appré ciaient, non seulement la douceur du climat et la beauté des paysages, mais aussi les charmes d’une société aimable, avertie, sans afféterie, plus éclairée et attentive aux choses de l’esprit qu’elle ne laissait paraître. Chantenoz citait, référence instructive, une confidence d’Edward Gibbon révélatrice d’attraits dont les Vaudois n’osaient se prévaloir : « J’avais choisi pour ma retraite le pays de Vaud et, jamais, je ne me suis repenti un seul instant de ce choix. La tranquillité du gouvernement, un peuple aimable, une société douce et facile, la politesse réunie avec la simplicité, voilà les objets que j’ai achetés à Lausanne et que j’aurais difficilement rencontrés ailleurs. »
Quand la question de l’identité vaudoise resurgissait dans une conversation d’après-dîner, autour d’une bouteille de saint-saphorin ou de dézaley, Blanchod, rousseauiste impénitent qui, au contraire de Martin, tenait Jean-Jacques pour un grand philosophe, ne manquait jamais de rappeler une phrase des Confessions : « Il me faut absolument un verger au bord de ce lac, et non pas d’un autre ; il me faut un ami sûr, une femme aimable, une vache et un petit bateau. Je ne jouirai d’un bonheur parfait sur la terre que quand j’aurai tout cela. » Et Guillaume, qui ne citait jamais que la Bible, concluait en caressant la main de Charlotte : « J’ai
Weitere Kostenlose Bücher