Helvétie
décision étant prise, le gros des troupes, au moins quarante mille hommes, trente-cinq mille fantassins et artilleurs, cinq mille cavaliers, passerait par le Grand-Saint-Bernard tandis que quinze mille hommes, détachés de l’armée de Moreau et conduits par le général Moncey, entreraient en Italie par le Saint-Gothard, que le général Thurreau franchirait, avec quatre mille troupiers de Ligurie, le mont Cenis pour descendre sur Suze et, de là, sur Turin, que Chabran, entraînant la 70 e demi-brigade et des bataillons de l’armée d’Orient, prendrait la route du Petit-Saint-Bernard avec mission de rejoindre le gros de l’armée à Ivrea.
Chacun ayant reçu, à l’écart des oreilles indiscrètes, des consignes précises, tous eurent confirmation d’un sentiment éprouvé depuis la formation de l’armée de réserve à Dijon : Bonaparte se comportait comme le véritable général en chef d’une entreprise militaire officiellement placée sous le commandement de Berthier. Si le Premier consul n’avait pas pris le titre de généralissime, c’était pour respecter un article de la Constitution, qui interdisait au premier magistrat de la République de commander en personne.
Avant de remonter dans sa berline, avec Berthier, pour se rendre à Villeneuve, Bonaparte eut un aparté avec le colonel chargé des Affaires secrètes. Un peu plus tard, ce dernier transmit à Fontsalte les recommandations du Premier consul : ne pas donner, pendant quelques jours, de nouvelles de l’armée de réserve à la presse ; dire seulement qu’elle est en pleine marche et que le Premier consul a traversé la Suisse venant de Bâle !
Sous la pluie cinglante, tandis que les soldats recevaient la ration de vin exigée par le Premier consul et offerte, bon gré mal gré, par les vignerons veveysans, Blaise de Fontsalte regagna le château baillival, siège de l’état-major de division. Il trouva sur sa table des dossiers transmis par les autorités locales. Comme d’habitude, il s’agissait de plaintes émanant de Vaudois qui avaient eu à pâtir des agissements des militaires français de passage.
Une dame Clavel se plaignait qu’un Guide de Bonaparte lui eût volé quinze mouchoirs de soie et mousseline ; Françoise Barroud avait constaté la disparition d’une jupe et de deux mouchoirs ; Pierre-Abraham Ansermoz réclamait le prix d’un tablier « tout neuf » et d’un bonnet ; César Petter affirmait que des soldats ivres avaient enfoncé sa porte ; David Drapel assurait qu’on lui avait pris deux chemises, deux rasoirs et douze pots de vin ; M. Corboz déplorait la disparition d’un gros fromage, de six tommes et de sept livres de lard ; le curé de la paroisse d’Aigle réclamait soixante-sept livres pour dégâts causés à son église et Jean Mennaud, le cabaretier de l’hôtel du Cerf, avait constaté, après le départ des soldats, que quatorze draps de lit, une marmite, douze demi-pots et huit assiettes d’étain manquaient dans son établissement 3 .
À Vevey même, plusieurs bourgeois, qui avaient dû héberger des officiers français, s’insurgeaient contre leur mauvaise éducation. M. Denezy notamment, le riche propriétaire qui venait d’offrir des rafraîchissements au Premier consul, gardait un très mauvais souvenir d’un certain Gabineau qui s’était, affirmait-il, « logé de force chez lui ». D’autres logeurs s’étaient plaints, devant le président de la municipalité, du fait que les officiers se comportaient comme en pays conquis, lançaient des invitations à dîner ou à boire aux frais de leur hôte et partaient souvent en emportant draps et couvertures ! Si l’on ajoutait à cela les rixes, fréquentes entre militaires ivres et civils, les chapardages de toute sorte dans les caves, clapiers et poulaillers, les détournements de subsistances, les outrages aux femmes, les molestations de boutiquiers et les destructions de gibier, qui avaient incité la municipalité à fermer la chasse dès le 1 er février, on pouvait concevoir la méfiance, voire la détestation, que marquaient maintenant les Vaudois à l’encontre d’une armée dont ils supportaient de plus en plus mal la présence.
Depuis quelques semaines, les plaintes avaient été si nombreuses qu’elles étaient remontées du pays de Vaud jusqu’à Paris où M. Zelter, plénipotentiaire de la République helvétique, avait écrit à Talleyrand, ministre des
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