Helvétie
vieillards critiquaient cette célébration des dieux païens de l’Antiquité. « De païen à paillard il n’y a pas loin », disaient-ils. Un journaliste de la Gazette de Lausanne leur avait répliqué avec à-propos : « Il ne s’agit point d’éblouir, mais d’être utile ; de séduire l’imagination, mais de parler au cœur. […] On aimera ainsi contempler cette fête comme une production de notre climat et de nos mœurs. Sous le voile des allégories on aimera retrouver l’agriculture honorée, la vertu respectée, et même, dans le bruit du plaisir, au travers du prestige des arts, on n’oubliera peut-être pas que le travail est le premier devoir de l’homme, et que le premier travail est celui de la terre 3 . »
En mai, dès l’annonce solennelle des réjouissances, toute la ville se mit au travail. La fête des Vignerons, grand jeu scénique qui attirerait des milliers de Suisses et peut-être d’étrangers, devrait assurer une grande réclame aux vins vaudois et à toutes les productions du pays, des fromages au chocolat qu’un Veveysan, François-Louis Cailler, fabriquait maintenant mécaniquement dans une maison de Corsier.
Ce serait aussi, d’une façon plus intime et pudiquement déguisée, pour tous ceux qui, agrippés aux parchets, vivaient de la vigne, une célébration quasi mystique des éléments sublimés dans la grappe livrée au pressoir. Si, au jour de la vendange, le sang de la terre descendait « dans le tombeau des caves », comme écrivait le poète, c’est parce que l’air des montagnes, le soleil, le lac, les vents, la pluie s’étaient unis pour le produire, sous la houlette du père Noé et de l’Éternel.
Guillaume Métaz, fier de l’allure athlétique de son fils, de ses proportions harmonieuses, de la beauté virile de ses traits, aurait voulu qu’Axel tînt le rôle d’Apollon. Mais Apollon, dieu séduisant mais étranger à la vigne, n’avait pas été convoqué par les auteurs et Axel se vit confier la figuration du grand prêtre de Bacchus, rôle envié. Blandine et les jumelles Ruty, qui s’attendaient à figurer parmi les bacchantes, furent déçues. Le Conseil décréta ces rôles trop fatigants pour des jeunes filles. Les faneuses, les moissonneuses et les bacchantes seraient des garçons costumés, avec plus ou moins de bonheur, en demoiselles ! En revanche, les rôles de déesses et de suivantes furent dévolus à des jeunes filles pour la seconde fois depuis l’origine de la fête, que les vieux Veveysans, à défaut de plus ancien témoignage écrit, faisaient remonter à la bravade du 28 juillet 1673. Blandine se retrouva dans le cortège de Palès, une corbeille de fleurs dans les bras. Nadine et Nadette, plus plantureuses, furent désignées, avec deux autres filles, comme suivantes de Cérès, la féconde.
La préparation de ces festivités créait au sein des familles une excitation permanente. Les couturières étaient débordées de commandes par les dames de la bourgeoisie, qui exigeaient des toilettes neuves, alors que toutes les tireuses d’aiguilles du canton consacraient leur temps à la confection des costumes des sept cents figurants. M me Métaz et Élise Ruty avaient mis en commun leur compétence pour préparer avec Polline et Pernette les costumes des trois filles et l’accoutrement d’Axel. Tous les frais de costumes, perruques et maquillage restaient, suivant la règle, à la charge des figurants ou de leur famille.
Comme Charlotte se plaignait, un soir, devant Flora, de cette agitation, l’Italienne la rabroua :
– Maintenant que ton soudard, fatigué et sans guerre où courir, est revenu, que tu as retrouvé ta mine et perdu un peu de cet embonpoint disgracieux, produit de ta mélancolie pâtissière, tu ne vas pas faire des mines parce qu’il y a trop de va-et-vient dans ta maison !
– Ce mouvement, ces essayages, Guillaume qui entre et sort sans arrêt, ces gens qu’il amène ici pour discuter de la qualité des chansons composées pour la fête – entre nous, pas très fameux, leurs vers ! – troublent ma vie et…
– Troublent ta vie ! La belle affaire ! Que s’est-il passé de marquant, dans ta vie, depuis la naissance d’Axel ? Car celle de Blandine, hein, fut très banale ! Dis-moi un peu ? Il ne s’est rien passé du tout ! Tes enfants ont grandi facilement, sans maladies graves, sans même que tu t’en rendes compte. Toi qui as souvent
Weitere Kostenlose Bücher