Hergé écrivain
classique ; d’autre part, le livre
est loin d’avoir l’intelligence narrative du Secret de La Licorne , par
exemple, puisqu’il s’agit d’une série de poursuites finalement très
linéaire. Quoi qu’il en soit, il faut bien constater qu’avec le beau rôle
que s’y attribue Lampion, le ver est définitivement dans le fruit.
10 Le mimographisme désigne l’imitation du monde par les signes
écrits d’une langue, voir Gérard Genette, Mimologiques , op. cit. , p. 71
et suiv.
11 Peut-on rappeler ici la curieuse rencontre de Staline et du linguiste Nicolas Marr, le dernier s’emparant du marxisme pour faire
passer des spéculations pour le moins hasardeuses, le premier se servant
du marrisme assaisonné à la sauce marxiste (et qui comprenait notamment l’idée de la langue comme superstructure modifiable, peut-être
pour y introduire les accents moustachistes, par les changements de la
« base ») pour faire admettre une peu populaire politique de russification de l’Union soviétique ? Les détails de cette idylle sont racontés
avec verve par Marina Yaguello dans son livre Les Fous du langage ,
Seuil, 1984 (voir le chapitre 7, « Le roi nu »).
12 Voir l’article cité de Michel Serres, « Tintin ou le picaresque
aujourd’hui », et les belles pages qu’Apostolidès consacre à cet album
dans ses Métamorphoses de Tintin , op. cit.
Chapitre 6
Coke en stock : case, planche, volume
1. L’ordre des choses
Après avoir passé en revue les unités graphiques des phylactères comme celles des images, l’on abordera ici le troisième support de l’écriture hergéenne : la planche, le livre.
Les mots et les lettres, en effet, ne se disposent pas uniquement dans ou sur le dessin d’un côté, et au sein des bulles
de l’autre. Tout aussi important s’avère l’emplacement de ce
matériau graphique dans le volume et sur la page, même si,
là encore, Hergé ne procède pas sans discrétion.
Comment Hergé joue-t-il de la planche ? Tous les critiques s’accordent à dire que dans les Aventures de Tintin la segmentation de l’album en planches et strips est avant
tout inféodée aux besoins du récit, ou plus précisément à
la nécessité d’entretenir chez le lecteur l’envie de continuer. Mieux que n’importe quel autre dessinateur, Hergé
a su exploiter les inéluctables arrêts de la lecture pour les
convertir en autant de moments de suspense narratif. Portant l’art du feuilletoniste à son comble, il a réussi à
ménager à chacune de ces ruptures une attente capable de
faire désirer la suite. Mais son vrai tour de force a sansdoute été de satisfaire à la fois le public des feuilletons et
celui des albums : (ré) agencée en livre, la narration hergéenne se ressent certes de ses origines feuilletonnesques,
mais ses multiples rebondissements n’empêchent jamais
que demeure la structure d’ensemble qui leur injecte une
nouvelle énergie 1 .
Il convient de rappeler ici qu’Hergé, tout en restant fort
attentif aux exigences du récit, élaborait simultanément
diverses parties de l’album en cours. Comme le confiait
son plus proche collaborateur, Bob De Moor :
[Hergé] ne commence pas en haut de la page pour aller dans
l’ordre jusqu’en bas. Non, il fait des sauts à gauche et à
droite, ou même d’une planche à l’autre : il travaille à la
page 5, fait une saute à la page 10, puis revient à la page 2
pour en perfectionner un détail. Pour moi, cette façon de
procéder est un peu déconcertante, parce que normalement
je travaille de manière beaucoup plus linéaire 2 .
Chercher dans l’œuvre ce qui excède la linéarité est
donc tout sauf une entreprise hasardeuse. Au contraire :
réduire les inventions hergéennes au seul perfectionnement des effets de suspense signifierait une censure injuste
des nombreuses relations translinéaires qui percent à
toutes les pages, même si leur intervention ne va jamais
jusqu’à compromettre le déroulement du fil narratif.
Or, cette transgression du linéaire ne se fait pas uniquement au niveau iconique 3 , elle s’opère non moins, etsimultanément, à hauteur des mots. Et vu l’angle de lecture
de cette étude, il va sans dire que l’analyse accordera un très
grand poids à ce traitement non linéaire de l’écrit.
L’exemple sélectionné – l’incipit de Coke en stock (voir illustration pages 116 et 117) – permettra cependant de montrer à quel degré cet
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