Hergé écrivain
dès la case d’ouverture.
On peut donc le conclure : la suite des images occupe
le support paginal d’une façon telle que des parcours
multiples y adviennent et que le rapport entre fiction et
place mérite souvent un examen détaillé. Coke en stock multiplie des indices de lecture topologiques : ceux-ci
enjoignent à se servir du spatial comme d’une grille heuristique, plutôt qu’ils n’arrêtent d’avance le type d’éléments sur lesquels s’appesantir.
2. Nouvelles histoires d’O
S’il est vrai qu’une œuvre commence, à proprement
parler, par son premier mot, une bande dessinée par sa
première case, il n’est pas moins correct qu’avant de franchir ce seuil, la lecture a déjà traversé, avec une hâte plus
ou moins pardonnable, le domaine des énoncés graphiques et iconiques qui l’entourent 6 . Dans Coke en stock , la
répétition du titre en couronnement d’incipit, puis,
s’ajoutant à la vision rétrospective déclenchée par la présentation tronquée du film (dont se remontent verbalement les pans non manifestés), la reprise en abyme, dans
l’image cinématographique, du mot FIN, tous ces facteurs incitent à se reporter à la première de couverture et
à la page de titre 7 .
De part et d’autre, la forme circulaire du cadre saute
immédiatement aux yeux, tant par sa répétition (sur le
recto de couverture, l’image du radeau des naufragés s’inscrit dans un cercle entouré de noir ; sur la page de titre,
un grand cargo est visé à travers un périscope) que parce
qu’elle exhibe le statut particulier des images découpées
(au sein des albums d’Hergé, c’est le rectangle qui est de
rigueur, y compris lorsqu’une restriction de champ réduit
l’image à une sphère : ce cercle continue alors à s’inscrire
dans un rectangle uniformément noir). D’autres signes,
toutefois, ébrèchent cette rupture somme toute conventionnelle des deux zones, permettant de lire, bien plus
moderne, la consonance des domaines limitrophes.
Très voyante, par exemple, est l’inversion temporelle
qui dicte le saut de la couverture à la page de titre. Relayé
par une vue à travers un périscope, le naufrage de Tintin
et de ses compagnons se réinterprète automatiquement
comme l’effet d’un accident bien précis : un lancement de
torpilles (que l’album même fasse dériver la mésaventure
des héros d’une cause toute différente n’ajoute d’ailleursqu’à l’intérêt de ce travail très spécifique sur les marges du
volume). Les manipulations temporelles de l’album se
voient ainsi prédites.
Entre l’œuvre proprement dite et ce qui l’entoure dans
le livre, une symétrie analogue, plus discrète mais d’une
envergure non moins considérable, se relève à hauteur du
cadre. Lors de sa première apparition, en couverture
donc, la fonction de sa forme sphérique est étonnamment
polysémique : si, pour pouvoir céder à l’illusion qu’il
s’agit d’une image vue à travers une paire de jumelles, il
aurait fallu que deux cercles se combinent, il reste tout à
fait admissible d’en faire, au-delà de l’effet purement
décoratif, l’image découpée par une longue-vue ou d’y
voir un emprunt à la technique cinématographique d’une
ouverture ou d’une fermeture à l’iris. La seconde fois, par
contre, la forme du cadre, d’une plus claire signification,
est puissamment motivée. Le contexte marin et les graduations internes rendent tout de suite présent à l’esprit
l’objectif circulaire d’un périscope. Il y a donc, sans que se
modifie la forme, changement de fonction : à la différence
du premier cercle, le deuxième découle d’un accessoire
fictionnel (la venue d’un submersible) ; neutre d’abord
ou, mieux, disponible (non encore prise dans l’étau d’une
structure), la forme circulaire se voit progressivement
intégrée à la fiction : le cadre devient un effet de fiction .
Or ce montage de deux types de cadre, l’un motivé par
un instrument fictionnel, l’autre apparemment plus indéterminé, se retrouve dans la première image de l’album,
avec l’inclusion d’un écran filmique dans le rectangle de la
case. Si la forme de ces cadres est plus ou moins la même
(pour peu que l’on accepte de mettre en sourdine le fait
que l’image filmique aux angles arrondis est aussi plus
aplatie que la vignette), leur statut n’est évidemment pas
le même : le presque rectangle de l’image cinématographique est
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