Hergé écrivain
que dans un rôle autre que
celui de Marguerite. À Moulinsart, tant qu’on en veut à
ses bijoux, elle ne peut donner de son air qu’une versionamputée, toujours brutalement interrompue. Une fois le
vol accompli, cette manière de coïtus interruptus vocal est
relayé par un conséquent changement de répertoire. Et le
succès, alors, de s’ensuivre, assourdissant :
Triomphe sans précédent… Interprétation inoubliable…
Artiste « grandissime »… Ainsi s’extasie toute la presse italienne à propos du récent gala à la Scala de Milan, où la
célèbre Castafiore – pour ses adieux à l’Europe – s’est produite dans l’opéra de Rossini, LA GAZZA LADRA. (p. 57)
Le nouvel opéra dit bien entendu le vol, dénoue
l’intrigue 10 , permet à un album non conventionnel de terminer, sinon en beauté, du moins comme il faut. Mais la
substitution de Rossini à Gounod apporte quant à elle des
renseignements non moins précieux. Au-delà de la reprise
du thème du nid (l’endroit où les bijoux ont été cachés
par la pie) et de l’échange des voyelles I et O (qui parcourt
l’album entier pour activer l’équivalence du vol et du
viol), le troc de GouNOD contre RossiNI se rattache de
façon très directe à l’humiliation et l’outrage dont la Castafiore a pâti. Car voilà l’une des conséquences du vol :
sans bijoux, la Castafiore doit changer de registre. Elle se
met à chanter en italien – langue, pour elle, quotidienne,
et non plus d’évasion. Et en choisissant Rossini, elle
montre qu’elle se fait une raison et exerce son métier, non
pas pour sa propre gloire, mais plus platement, pour
gagner sa croûte. En effet, dans le monde de Tintin, Rossini n’est pas que le nom d’un compositeur, c’est aussi
celui d’une marque de vermouth, obtenu par la redisposition de MartINI ROSSi (et la « vulgarité » de cette
boisson, un apéritif populaire, établit un contraste amusant, mais non dénué de sens, avec les fastes un rien ostentatoires du tournedos Rossini). Une scène de Coke en stock est éloquente à cet égard (voir p. 3 du volume). Entrés
dans un café pour examiner le portefeuille qu’Alcazar
vient de perdre, Tintin et Haddock s’installent sous une
publicité de ROSSINI. Surgit alors une double surprise.
La première est visuelle : sans cause apparente, la dernière
vignette du strip est coupée en deux, obligeant le lecteur
à balayer les images de haut en bas et non plus, comme à
l’accoutumée, de gauche à droite. Narrative, la seconde
est plus renversante encore : Haddock accepte que Tintin
commande… deux eaux minérales ! Pourquoi cette
sobriété soudaine de Haddock ? Rien ne la justifie, si ce
n’est l’incidence du cercle – c’est-à-dire de l’O – sur l’économie narrative et iconique de Coke en stock . Quant à la
segmentation horizontale de la première case, elle avoue
sans doute ce que le capitaine n’ose commander en présence de Tintin : un DEMI.
À la lumière capiteuse de Rossini, une relecture du rossignol devient possible, qui décèle en filigrane des notes
cristallines la basse continue de la gnole . Telle interprétation rappelle alors que le perroquet aussi apparaît comme
boisson dans les Aventures de Tintin : placé dans la bouche
de François, le mot devient une insulte qui se lit aussi,
comme on l’a analysé, au niveau du thème de la soif. Avec
un malin plaisir, Haddock va d’ailleurs attiser la douleur
de cette déchéance en donnant de l’opéra de Rossini la
paraphrase que voici : « Je ne sais plus, moi, un truc
comme “Pizza”… ou “Ragazza”. » Ragazza (« jeune fille »)
ne flatte que pour mieux voiler le coup bas : le terme abeau rajeunir la Castafiore, il lui barre aussi l’accès au nom
propre, à l’identité. Et pizza file l’isotopie alimentaire,
dans les deux sens du mot : le plat connote la cuisine
populaire ; l’art, pour nourrir, ne doit pas faire la fine
bouche mais rabâcher les morceaux connus (ou comme
l’énonce le titre d’une célèbre collection : « music for the
millions », où une ambiguïté comparable est à l’œuvre).
Et enfin, Gounod absent, la blancheur délicate de la
cantatrice se fane :
— Et… dites-moi, chère madame, quelles sont les œuvres
que vous interpréterez là-bas, au cours de cette tournée qui,
je n’en doute pas, sera glorieuse…
— Oh ! j’en suis sûre !… Eh bien ! comme d’habitude, des
œuvres de
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