Hergé écrivain

colère, pied et pipe , fait ressortir par hypogramme l’agent même du vol dont la cantatrice sera
l’objet : la pie (et de même qu’on a pu lire le viol sous le vol , il est sans doute possible de chercher la pine sous la pie ).
    Des analyses précédentes, il résulte clairement que la
Castafiore s’impose autant sinon plus par le moyen desmots que par le biais des choses : son coucou , à bien y
regarder, ne vaut pas moins que son coco (pour autant
bien sûr, ce qui ne va pas de soi, qu’il reste possible de
les tenir séparés). L’examen graphématique de la
deuxième case est ici très instructif. Outre l’épaisseur
inhabituelle des lettres, il convient en effet de signaler
leur forme particulière. Non seulement chacune d’elles
constitue une variation sur une structure de base
identique : l’ellipse (c’est-à-dire, toutes proportions gardées, le cercle, le O, bref le bijou), mais aucune n’est une
lettre à queue . À quoi s’agrège, crevant doucement le
phylactère par le bas, le ballon également ellipsoïdal
contenant le point d’exclamation qui remplace (ou
bâillonne ?) le cri correspondant de Haddock. Reconnaissons-y, dans ce signe, un I à l’envers : le phallus
chassé par coucou , c’est là que, détaché, on le retrouve.
Mais reconnaissons-y aussi, par combinaison avec le
ballon, les deux lettres autour desquelles toute l’histoire
du v(i)ol va se jouer : le I du graphème et le O du phylactère – et le I à l’intérieur du O. Les positions ainsi
prises ne manquent pas de clarté : le phantasme, ici,
d’une pénétration et, là, une mesure drastique pour s’en
protéger.
    À élargir un peu l’analyse, cette surdétermination du
coucou se fait encore plus nette et contribue ainsi à
dédoubler le personnage de la Castafiore : liée au perroquet, elle le sera aussi, et peut-être davantage, au
coucou. Dans les seuls Bijoux , il importe par exemple de
souligner que le coucou, oiseau grimpeur et nom courant de la primevère sauvage, entre autres, combine les
deux champs sémantiques majeurs qui spécifient la
Castafiore : le monde des plantes, le monde des animaux.
    En fait, il aurait suffi que l’on se souvienne de sa toute
première apparition dans l’univers de Tintin pour que le
lien entre la Castafiore et le coucou éclate au grand jour.
Dans Le Sceptre d’Ottokar , Tintin fait sa connaissance
dans l’auberge de la Couronne, mais très judicieusement
la scène nous est racontée par le filtre d’un personnage
bègue :
[…] à l’au… à l’auberge de la C… C… Cou… de la
Coucou… de la couronne… (p. 27)
    Aussi l’auberge de la Couronne devient-elle l’auberge
du Coucou, comme si d’emblée la cantatrice s’était mise
en contact avec le thème de la progéniture embarrassante
– ou de la maternité honteuse 16  –, obstacle à ses désirs de
promotion sociale : comment devenir reine comme Marguerite si on est fille-mère ? Plus tard, quand elle cachera
Tintin et Haddock aux regards de Sponsz dans L’Affaire
Tournesol , la Castafiore agit exactement comme quelqu’un qui feint de n’avoir pas d’enfant, et on peut supposer qu’elle le fait autant pour gagner les faveurs de
Tintin et de Haddock (puisqu’elle brigue déjà une place à
Moulinsart) que pour avoir les mains libres et engager en
toute tranquillité une liaison avec le Méphistophélès de
service, le colonel Sponsz.
    C’est pourquoi aussi le perroquet acquiert finalement
une ambivalence identique à celle de la Castafiore (qui est
perroquet et coucou). Si cet oiseau représente la chanteuse, il tient aussi lieu de l’œuf ou du petit du coucou : ilest adulte et enfant. C’est dire aussi que, séduit par la
mère, quelles que soient par ailleurs les menaces qui en
émanent, le capitaine est aussi acculé, et combien malgré
lui, au rôle de nourrice – rôle que, comme l’autre, celui
d’amant, il s’efforce de décliner autant qu’il peut. Car ce
n’est pas seulement la femme que l’on craint à Moulinsart, mais aussi l’enfant, c’est-à-dire le temps, c’est-à-dire
en première et dernière instances la mort. La survie, c’est
de pareilles exclusions qu’elle dépend.
     
    4. Bianca et Abdallah
     
    Reste maintenant à donner à cette lecture des assises
plus solides. Primordiale à ce propos est la superposition
flagrante du coucou et de l’enfant le plus démoniaque qui
fût jamais déposé ou abandonné à Moulinsart, également
fort