Hergé écrivain
Castafi or e). Et à la différence des structures doubles
à l’œuvre dans les langues imaginaires, il s’agit ici d’un
bilinguisme réel, non du travestissement d’une langue existante en quelque langue fictive inventée pour les besoins de
la cause. L’on verra toutefois que, même sur ce point, le
souci hergéen de la lisibilité se fait sentir. Aussi l’album
s’ingénie-t-il, sinon à traduire ou à éclairer l’ensemble des
segments étrangers, du moins à en amorcer le passage en
français, soit par le biais d’une traduction, soit en jouant de
la proximité formelle de l’élément exogène avec quelque
unité de souche bien française. Se signale ainsi que la lecture ne gagne jamais à sauter ce qu’un coup d’œil rapide
taxerait de dénué de tout sens.
Mais l’altérité du chant du rossignol ne tient pas qu’à
l’italianité de ce dernier. Poussant plus avant le jeu des
dédoublements et répétitions, le rossignol finit par
devenir autre – un autre qui symbolise justement la copie
et la redite : le perroquet. Et si le discours et surtout lerépertoire de la Castafiore se définissent par une monomanie jamais fléchissante (elle ne parle au fond que pour
pouvoir se produire dans le rôle de Marguerite), cet
appauvrissement mécanique du langage ne s’avère pas peu
contagieux. Au début des Bijoux , par exemple, Haddock
remercie la Castafiore du perroquet qu’elle vient de lui
offrir, en faisant alterner, psittacisme oblige, de pures
émissions sonores et des formules qui ne parviennent pas
à ne pas se répéter :
Je !… Quelle surprise !… Quelle… euh… charmante surprise !… Euh… Rien ne pouvait me faire davantage
plaisir !… (p. 9)
À force de se ressasser, le discours se détériore, comme
le rehausse la lecture enchaînée du prénom et du nom de
la chanteuse – rapprochement scabreux d’une audace
qu’Hergé normalement s’interdit. Le lieu par excellence
où va s’exercer cette cacophonie est évidemment le nom
propre, siège et garant de l’identité. Avec une ardeur et
une constance tout à fait dignes du personnage, la Castafiore va s’obstiner à prononcer de travers le nom du capitaine, qui le lui rendra bien, mais en moins ingénieux, car
en face d’elle, il est privé de son arme favorite : l’insulte.
La réussite des Bijoux , on peut certainement la faire
tenir à la fusion étroite de ces deux grandes pistes : la fiction familiale, le poids du langage. Dans le livre qu’il a
consacré à cet album, Benoît Peeters a bien mis au jour à
quel point la double histoire – celle, anecdotique, du vol
des joyaux ; celle, plus fantasmatique, du spectre de la
défloration et du viol – dépend en fait d’opérations linguistiques, tant au niveau de leur mise en place qu’à celui
de leur lecture.
D’une part, le rassemblement des chaînes principales
révèle très vite que les secrets de la fabrication de l’albumne sont pas à chercher dans un quelconque imaginaire,
mais dans une suite d’opérations sur un stock de mots,
essentiellement les nom et surnom de la cantatrice ainsi
que le titre de la mélodie de Gounod qui a fait sa réputation. Ce « réservoir intertextuel », comme dit Peeters 8 , va
produire les motifs importants de la fiction. Dans un
deuxième temps, plus centripète, Hergé ordonne tous ces
éléments dans un ensemble contraignant où « se combinant les uns aux autres pour mieux se renforcer, ils viennent bientôt se fondre dans le flux général de la fiction 9 ».
D’autre part, le déchiffrement des signes passe par le
biais d’une opération traductive que l’album accomplit –
mais pas de façon intégrale. C’est en traduisant le titre de
l’opéra où la Castafiore se fait applaudir, La gazza ladra ,
que Tintin réussit à débusquer le « coupable » du méfait :
quelque pie voleuse. C’est en fournissant l’équivalent
français du prénom de la cantatrice que Tournesol peut
initier le lecteur aux dessous symboliques du livre. S’il ne
traduit pas tout, c’est comme pour mieux renforcer, par
cette offuscation très caractéristique d’Hergé, l’effervescence érotique de la « chaste fleur », l’analogie du vol et du
viol et l’aspect castrateur des avances de la Castafiore.
2. Le vert et le rouge
Les Bijoux de la Castafiore , et c’est un point qui, curieusement, n’a guère retenu l’attention, est le seul album où
l’illustre diva ne peut briller
Weitere Kostenlose Bücher