Hergé écrivain
industrie
culturelle naissante. S’il a été tellement facile à Tintin, à
Lagaffe et à tant d’autres d’oublier leurs origines belges,
c’est aussi parce que cet oubli est lui-même un tropisme
typiquement belge. Refus de soi et réappropriation de
modèles étrangers ne semblent pas poser aux créateurs
belges, ni du reste à leurs lecteurs, de grands problèmes
d’identité. De ce point de vue, les convergences entre
paralittérature et littérature sont plus que réelles, du
moins dans la production de l’après-guerre que l’on
associe généralement à l’âge d’or de la bande dessinée
belge.
La même « carence » s’observe au niveau déjà moins
anecdotique des sujets abordés. Tout se passe en effet
comme si la bande dessinée francophone de Belgique se
heurtait dans sa grande période classique à la presque-impossibilité de parler de soi, c’est-à-dire de la société
dans laquelle se produisaient les albums faisant vivre des
héros volontiers antiques (Alix) ou anglais (Blake et Mortimer) dans des régions, des cultures ou des époques plus
ou moins lointaines. Qu’on l’appelle exotisme, évasion,
amour de l’aventure ou encore esprit d’universalisme, labande dessinée belge parle mieux de l’Homme que des
hommes et s’interdit strictement de prendre position sur
des questions de société, sauf bien sûr de manière implicite ou allégorique, puisque rien n’est plus idéologique
que l’absence d’idéologie. Inutile de répéter ici les mille
et une « démythifications » de Tintin… Ce qui compte
ici, c’est la persistance du déni dans la bande dessinée
belge en général, qui tient sans conteste à l’incapacité ou
au refus de se situer directement par rapport au contexte
dans lequel on travaille.
Troisièmement, après l’effacement des coordonnées
spatio-temporelles et l’option vaguement humaniste en
faveur de thèmes universels, aussi apparemment éloignés
du présent que possible, la bande dessinée francophone
belge se distingue également, à l’instar de la littérature de
l’époque, par l’absence d’un parler spécifiquement belge.
En effet, la langue des personnages est laminée entre
d’une part le penchant pour l’académisme et le purisme
(Tintin et Haddock se vouvoient comme Sartre et Beauvoir) et la propension à l’exagération baroque (l’insipidité
absolue des dialogues de Tintin est structuralement nécessaire à mettre en valeur les dérapages et vociférations du
capitaine Haddock). Mais entre d’une part le français
châtié qui sert de basse continue et, d’autre part, quelques
perles ou explosions baroques isolées, un grand silence
pèse sur le français tel qu’on le parlait en Belgique à
l’époque. À l’instar de la littérature, la paralittérature
qu’exemplifiait la bande dessinée restait un art verbal à la
recherche de son langage.
Non-lieu, non-histoire, non-langage… Tout cela va
évidemment changer à partir des années 1970, au
moment de la restructuration de l’État belge, qui coïncide avec l’essor de la bande dessinée adulte. Cette révolution part de France et la Belgique n’y répondraqu’assez tardivement et, une fois de plus, de manière
plus « franco-belge » que « belge » : le renouveau du
récit d’aventures par (À Suivre) était certes porté par des
structures belges, essentiellement une maison d’édition
(Casterman) et une pépinière pédagogique sans égale en
Europe (la section « Recherche Graphique », ERG, de
l’école Saint-Luc à Bruxelles), mais il misait d’emblée
sur le marché français, non sur le marché belge, trop
petit désormais pour rentabiliser des entreprises de ce
type. Cependant, dans les années 1980, l’attitude par
rapport à la Belgique ne sera plus du tout l’alliance de
déni et de malaise qui avaient constitué, mais « en
creux » – pour reprendre la scie de l’époque qui voyait en
la Belgique le pays du creux et de l’inexistence –, l’identité même du pays. La Belgique désormais se montre,
son histoire n’est plus occultée, ses parlers affleurent de
partout.
Doit-on conclure de pareille évolution que la bande
dessinée franco-belge se métamorphose doucement en
une bande dessinée réellement belge ? La conclusion est
prématurée. Car à mieux regarder les auteurs et les albums
qui acceptent de réserver une place à la Belgique, bien des
paradoxes se font jour, à commencer par le fait que ce
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