Herge fils de Tintin
incompatibles. Il ne me paraît pas excessif
de voir dans cette anecdote l’une des explications du succès
de la bande dessinée belge. Ne subissant pas le poids d’une
grande tradition littéraire, la Belgique pouvait accueillir plus
facilement que la France ce nouveau médium d’une radicale
mixité. Et Hergé, peu nourri de lectures pendant sa jeunesse, y était particulièrement prédisposé.
Le jeune auteur n’a pas seulement une conscience précise du nouveau langage qu’il utilise. Dès cette époque, il
fait preuve aussi d’un art consommé de la mise en scène.
C’est ainsi que le 1 er avril 1930, il publie dans Le Petit
Vingtième une fausse lettre de la « Guépéou », bien
pourvue en faucilles et en marteaux.
Messieurs,
Nous avons peu de chose à vous dire. Il s’agit du reportage
de votre rédacteur Tintin.
Nous vous avertissons que si vous ne faites cesser la parution
de ces documents qui ne sont qu’un tissu d’attaques contre
les Soviets et le Prolétariat révolutionnaire de Russie, c’est
pour vous la mort à brève échéance.
Prenez garde, l’œil de Moscou-la-Rouge vous surveille :
n’oubliez pas le sort qui fut réservé au général Koutepoff. Le
Prolétariat russe est outré de votre campagne qui ne cherche
qu’à nuire à la cause de la Révolution.
Choisissez donc : la fin de cette campagne ou la mort.
Par-delà le poisson d’avril, il s’agit en fait de renforcer
le poids de l’aventure que vit Tintin en Russie soviétique.
C’est aussi l’occasion d’insister encore sur la portée politique de l’histoire. Comme le note le rédacteur de l’hebdomadaire (Hergé lui-même sans doute) :
Les trop nombreuses vérités que nous avons dévoilées ainsi
ont exaspéré les Soviets qui recourent à ce dernier moyen, la
menace de mort, pour arrêter cette campagne. Inutile de dire
que ces menaces ne nous émeuvent guère, notre devoir de
journal catholique indépendant étant de stigmatiser toujours
un régime de terreur comme le bolchevisme russe. Que nos
petits lecteurs soient donc rassurés : l’histoire de Tintin
continuera à paraître comme toujours jusqu’à ce que Tintin
revienne de là-bas, ayant, espérons-le, échappé à tous les
pièges posés sur ses pas.
Une autre trouvaille aura plus de conséquences. Le
24 avril, en annonçant le prochain retour de Tintin, Le
Petit Vingtième suggère aux lecteurs du journal d’aller
l’accueillir à la gare. Toutes les précisions sur cette remarquable opération publicitaire sont données dans le
numéro suivant : Tintin arrivera le jeudi 8 mai à 16h08
en gare du Nord par l’express de Liège ; de nombreuses
festivités sont prévues ; il ne faut sous aucun prétexte
manquer ce grand moment.
Charles Lesne, journaliste du Vingtième Siècle et futur
interlocuteur d’Hergé aux éditions Casterman, est à l’origine de cette idée, que l’abbé Wallez s’empresse de
reprendre à son compte 10 . Le lien avec le scoutisme reste
décisif : c’est dans la troupe de Kapelleveld, près de
Bruxelles, que l’on découvre le premier Tintin en chair et
en os. Lucien Peppermans, quinze ans, a la tête bien ronde
qui convient, même si Hergé le trouve un peu grand.
Mais ses cheveux sont trop longs : il faudra l’envoyer deux
fois chez le coiffeur. Peu avant la date du « retour », une
séance de photos est organisée dans les locaux du quotidien. Le grand jour, elle servira pour la couverture du Petit
Vingtième , et pour une carte postale.
Contrairement à ce que raconta Hergé (sans doute
dans un souci de simplification bien dans sa manière), ce
n’est pas lui qui accompagne son Tintin dans l’express en
provenance de Cologne. C’est un jeune journaliste du Vingtième Siècle , Julien De Proft, qui part avec l’adolescent. Et c’est dans les toilettes de la gare de Louvain que
Lucien Peppermans enfile la tenue de circonstance : des
bottes rouges dans lesquelles il glisse son pantalon, une
chemise boutonnée jusqu’au col. Le plus délicat est bien
sûr la fameuse houppe, qu’il faut fixer à grand renfort de
gomina. « Tintin » peut alors débarquer sur le quai de la
gare du Nord, à 16h08 précises. Il tient d’une main une
valise avec une étiquette « Moscou » bien visible et de
l’autre un Milou en laisse, détail qui déconcerte quelques
enfants. Après avoir entendu un petit discours de bienvenue, il prend place dans une Buick décapotable et
remonte le boulevard
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