Herge fils de Tintin
Puis le reporter monte dans le train,
émet quelques considérations aussi oiseuses que celles de
son chien parlant, avant de bâiller et de s’endormir en
ronflant bruyamment. La suite, toute la suite, n’est peut-être qu’un long rêve.
Tintin s’en va : c’est son premier geste, son acte de naissance. En quoi il est Belge, suprêmement ; en quoi il deviendra universel : son propre pays ne l’encombre pas. Longtemps, Tintin sera le départ incarné. « Où aller ? », se
demandera-t-il en 1930, face à un gigantesque globe terrestre, sur une couverture du Petit Vingtième 5 . C’est la
grande question de ses débuts, le choix fondamental qu’il
doit poser, lui qui tire sa substance des contrées qu’il traverse.
Existentialiste avant la lettre, caricaturalement sartrien,
Tintin n’existe alors que par ses actes. Il n’a pas de nom,
pas de famille, à peine un visage et un semblant de métier.
Quant à son « caractère », il ne manifeste guère de cohérence dans les premières étapes de sa geste : tantôt stupide
et tantôt omniscient, pieux jusqu’à la caricature puis belliqueux comme il n’est pas permis, il évolue au gré des
péripéties. Ce Tintin initial n’est qu’un véhicule narratif,
une machine à nous entraîner de page en page et de
rebondissement en rebondissement. En dessinant cette
histoire, Hergé ne prend au sérieux ni son travail ni son
héros. « Je mettais le personnage à l’épreuve », expliquera-t-il un peu plus tard 6 . Et il insistera souvent sur la légèreté
qui présida à sa naissance : jamais il n’avait imaginé que
Tintin vivrait au-delà de cette aventure, et moins encore
qu’il lui apporterait la gloire et la richesse. Il est né
« comme une blague entre copains, oubliée le lendemain 7 ». Il n’est pas grand-chose et son auteur non plus.
Considéré avec le recul, Tintin au pays des Soviets est un
album plus qu’étrange par rapport à sa réputation. Les
séquences réellement politiques sont rares, et directement
inspirées de Moscou sans voiles : la propagande pour les
touristes étrangers, les élections truquées, la distribution
de pain réservée aux enfants communistes, la réquisition
du blé des koulaks. Ces scènes ne sont d’ailleurs ni sans
force ni sans vérité. Le reste, qui occupe l’essentiel du
livre, est une invraisemblable suite de bagarres et de poursuites. Tintin s’approprie les engins mécaniques avec une
facilité confondante. Il a beau remonter n’importe comment le moteur de sa voiture, celle-ci se remet en route :
« Cette auto est vraiment un véhicule simple et pratique. » Un peu plus tard, il fabrique une hélice d’avion à
partir d’un énorme tronc d’arbre, puis se rend compte
qu’il l’a taillée à l’envers. Qu’à cela ne tienne, il en confectionne aussitôt une seconde, sans résister au plaisir d’une private joke : « Je ne comprends pas le plaisir qu’éprouvent
certaines personnes à faire de la gravure sur bois. » Train,
avion, canot à moteur : aucune machine ne résiste au premier Tintin. Curieusement, le monde vivant lui pose plus
de difficultés : « Pas si facile, monter à cheval… On m’y
reprendra à faire de l’équitation. »
S’il y a un talent chez le jeune Hergé, c’est celui du
mouvement. Parfois, les dessins témoignent d’une vraie
virtuosité, surtout quand Hergé illustre la vitesse des voitures, des avions et des trains. N’est-ce pas un coup de
vent, à la page huit des Soviets , qui permet à la houppe de
Tintin de prendre sa forme définitive ? Et la bande dessinée, dont il réinvente les codes à toute allure, n’est-elle
pas un art des enchaînements et des ellipses ? Ce langage
semble fait pour lui. Il en use de manière constamment
imaginative. Par la dynamique propre du médium qu’il
construit, Hergé commence à s’affranchir des pesanteurs
d’un discours de commande.
Le plus beau de cette première aventure tient à son
caractère saugrenu. Hergé ne s’embarrasse d’aucun souci
de vraisemblance, il se permet tout et n’importe quoi. Des
situations joyeusement absurdes : Tintin qui gèle et qui
dégèle, Milou déguisé en tigre et confronté à un vrai tigre.
Des instants de poésie surréaliste : « Ô douceur de vivre !
Cet os est le plus beau jour de ma vie », lance Milou ;
« Quelle exposition de blanc ! », s’exclame-t-il face à
l’immensité de la steppe enneigée. Une forme
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