Herge fils de Tintin
de Moscou. On n’oserait plus
manger un œuf à la russe de crainte d’être envoyé au bagne.
À cette époque d’ailleurs, même Léon Degrelle est
encore farouchement antinazi. Dans l’hebdomadaire
rexiste Soirées , Xavier de Hauteclocque dénonce « la
terreur hitlérienne », proposant une enquête sur « les
crimes politiques (assassinats, enlèvements, séquestrations,
noyades) perpétrés dans le III e Reich 5 ».
Il y a pourtant des dérapages dans Le Petit Vingtième ,
notamment sur le terrain de l’antisémitisme. Il est vrai que
Norbert Wallez et d’autres figures de la droite catholique
n’avaient pas attendu Hitler pour y verser. Comme
l’expliqua Hergé à Henri Roanne : « Nous baignions dans
ces idées. Je me souviens que l’abbé Wallez essayait régulièrement de me prouver par A plus B que la presse, l’industrie, la finance étaient entièrement aux mains des juifs 6 . »
Le 5 avril 1934, la rédaction du Petit Vingtième se félicite ainsi que le Führer ait pris des mesures qui semblent
limiter les persécutions contre les juifs. Mais le rédacteur
s’empresse d’ajouter : « Espérons qu’il rappellera en Allemagne les nombreux juifs exilés chez nous et que nous
entendrons parler autre chose que le yiddish dans notre
bonne ville de Bruxelles. » Tout peut devenir prétexte à
une saillie d’un goût douteux, y compris un pseudo-problème mathématique : « Si M. Lévy peut faire une cigarette avec trois mégots (il ne les jette pas, par économie),
avec neuf mégots, combien de cigarettes 7 ? »
Pour l’instant, voyage vers l’Orient oblige, la sombre
actualité européenne ne laisse aucune trace dans Les Aventures de Tintin . En revanche, elle est assez présente dans Les Exploits de Quick et Flupke . Une histoire muette en
deux pages destinée à Vers le vrai , « le coup de force
allemand », montre que dès 1933 c’est un pacifisme
plutôt germanophile qui anime le dessinateur. On y voit
Flupke se laisser attendrir par un Hitler éloquent et
débonnaire, qui joue de l’accordéon pour mieux le persuader de l’innocence de ses intentions ; c’est finalement
un enfant sourd-muet que le gendarme enverra pour le
chasser : ainsi ne pourra-t-il être sensible à ses arguments 8 . Les autres gags sont moins ambigus. Hergé
parodie notamment les entretiens de Venise qui viennent
de rassembler Hitler et Mussolini : déguisés comme les
deux dictateurs, les enfants s’enferment dans le plus grand
sérieux… pour jouer au combat naval.
Pendant la publication de Tintin en Orient dans Le Petit
Vingtième , la correspondance avec Charles Lesne se poursuit, sur un ton particulièrement cordial. « Ton dernier
Tintin était palpitant ! L’Atlantide … mais en plus tragique. Du sur-Pabst 9 ! », lui écrit l’assistant de Louis Casterman, alors que le récit s’achève. Le 1 er décembre 1933,
Lesne demande à rencontrer le dessinateur à Bruxelles
pour évoquer « une formule nouvelle » en ce qui concerneles prochains albums. L’éditeur tournaisien manquera son
train, et – pour notre bonheur – c’est donc par écrit qu’il
développera ses propositions.
Voici pourquoi je tenais à te voir :
Sachant que tu te proposes d’éditer deux nouveaux albums,
je voulais savoir si tu n’envisagerais pas de te décharger de ce
travail, ainsi que des frais qui s’y attachent, en confiant ce travail à une maison spécialisée – la maison Casterman en
l’occurrence – moyennant attribution d’un droit d’auteur à
convenir. […] Par notre maison de Paris, j’entrevois la possibilité de lancer Tintin en France où un grand débouché peut
être, éventuellement, envisagé 10 .
Dans sa réponse, Hergé se déclare séduit. Mais il évoque
le contrat qui le lie avec l’abbé, « pour trois albums
encore », et ce malgré son départ du Vingtième Siècle . Dans
le principe, l’arrangement entre eux est le suivant : Norbert
Wallez prend à sa charge tous les frais d’impression, Hergé
s’occupe de la vente, et les bénéfices sont partagés par
moitié. En réalité, les liens sont assez compliqués : l’abbé se
considère alors, non seulement comme l’éditeur, mais aussi
comme une sorte de co-auteur des Aventures de Tintin .
L’année précédente, il a revendiqué sa part sur les replacements des histoires dans Cœurs Vaillants , et dans l’hebdomadaire suisse L’Écho illustré . Malgré son estime et
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