Herge fils de Tintin
puisqu’il a dû abandonner L’Or noir au
milieu du récit. Mais il y a un recueil de Quick et Flupke qui ne demande qu’à paraître. Le dessinateur en est
persuadé : « Ce n’est pas le moment de se laisser oublier.
Il faut au contraire profiter de l’absence de concurrence
française pour s’imposer. » D’autant qu’un grand projet
est sur le point d’aboutir, comme il l’explique à Charles
Lesne le 5 septembre : « Le Soir m’a demandé de mettre
sur pied un hebdomadaire illustré pour enfants dans le
genre du Petit Vingtième . Tout est prêt ; on n’attend plus
que l’autorisation 10 . »
Hergé vient d’avoir trente-trois ans. Ce pourrait être
l’âge d’un début, mais en réalité il a largement la moitié
de son œuvre derrière lui : huit Tintin et demi, presque
tous les Quick et Flupke , presque tous les Jo et Zette , des
centaines d’illustrations et de couvertures. Tout cela il l’afait seul, ou quasi seul. Voilà douze ans qu’il travaille
continûment, sans réellement mesurer la difficulté de ce
qu’il accomplit jour après jour. Son style graphique s’est
affirmé en même temps que sa maîtrise narrative. Les
farces maladroites des débuts ont cédé la place à des
romans en images, dont certains sont ses premiers chefs-d’œuvre. Et ses histoires connaissent un vrai succès :
même si l’hebdomadaire Spirou est apparu en 1938,
Hergé représente encore à lui seul l’essentiel de la bande
dessinée belge. Mais ce succès, les ventes des albums sont
loin de le traduire. Le journal est roi, les livres sont chers :
pourquoi les lecteurs achèteraient-ils deux fois la même
chose ? Il est certain que Hergé n’a pas, à cette époque, la
possibilité de vivre des droits que lui paie Casterman. Il
lui faut une nouvelle source de revenus. Où la trouverait-il sinon dans la presse ?
Publier dans Le Soir , ou plutôt dans Le Soir « volé »,
c’est un choix qu’il ne faut pas minimiser, même si Hergé
tenta souvent de le faire. « J’ai eu le sentiment qu’entrer
au Pays réel aurait été un acte politique. Mais pas rejoindre Le Soir . Je n’avais pas le sentiment de collaborer, mais seulement de travailler, de participer à la “politique de présence” que prônait le Roi », expliquait-il à Henri
Roanne 11 . Régulièrement relancée, non sans approximations, la controverse sur l’attitude du dessinateur pendant
l’Occupation a fini par devenir un sujet presque aussi brûlant que la « question royale » et le préalable à tout discours sur Les Aventures de Tintin .
Pour ma part, je ne cherche nullement à blanchir
Hergé, mais je ne veux pas davantage rouvrir les tribunaux de l’Épuration à grands coups d’anachronismes et
d’anathèmes. Le problème est d’autant plus complexe quela situation de la Belgique est très différente de celle de la
France durant les mêmes années. Il faut donc se garder des
amalgames hâtifs. Il n’y a pas d’équivalent d’un gouvernement Pétain, et moins encore d’un de Gaulle. Quelles
qu’aient pu être les ambiguïtés de Léopold III et de ses
proches, il n’existera pas en Belgique de « collaboration
d’État ». Pour une raison simple et qui n’a rien de
glorieux : « l’occupant nazi n’en avait pas usage dans ses
desseins géopolitiques 12 ».
Une chose est certaine : les engagements parfois courageux de Tintin, dans Le Lotus bleu et Le Sceptre d’Ottokar par exemple, n’ont pas conduit le dessinateur à rompre
avec son entourage. « Je venais d’un milieu, Le Vingtième
Siècle , qui m’avait tout doucement préparé à l’idée d’un
régime d’ordre », expliqua-t-il. À la fin des années trente,
son admiration pour Léopold III et son amitié pour
De Becker ont fait d’Hergé un candidat idéal pour la collaboration. Il ne lui reste plus qu’un pas à franchir. Il le
fait avec d’autant moins de scrupules que presque tous ses
proches agissent de la même façon. Marcel Dehaye, Jean
Libert, Julien De Proft, Paul Jamin, Victor Meulenijzer,
Paul Werrie, tous sont du même bord, chacun à leur
façon. Sans oublier l’abbé Wallez, partisan de longue date
d’une alliance entre la Belgique et la Rhénanie, et bien sûr
Raymond De Becker.
Où en est la presse pendant « l’été ambigu de
l’an 40 » ? Passé les premiers moments de confusion, plusieurs journaux n’ont pas tardé à refaire surface, sous la
stricte surveillance des
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