Herge fils de Tintin

autorités d’Occupation. Dès le
23 mai 1940, soit une semaine seulement après l’entrée
des Allemands à Bruxelles, La Nation belge est reparue.
Mais la population s’est méfiée. Trop ouvertement pro-nazi, le quotidien n’a pas tardé à être surnommé La
Nation boche . Von Falkenhausen et ses hommes souhaitent donc s’appuyer sur la légitimité du Soir qui, depuis
longtemps, est le principal journal belge. Profitant de
l’absence de la famille Rossel, qui en est propriétaire,
l’entreprise a d’abord été placée sous séquestre allemand.
Néanmoins, la possibilité d’une reparution officielle du Soir a été sérieusement envisagée ; il faudrait, demande
Marie-Thérèse Rossel, que les conditions allemandes
soient « compatibles avec la dignité professionnelle et
civique 13  ». Si ces négociations échouent, c’est notamment en raison du rôle que les Allemands veulent voir
jouer par Raymond De Becker auquel ils font une totale
confiance. L’ancien familier du Salon Didier s’est servi de
ses liens d’avant-guerre avec Max Liebe pour persuader les
Allemands qu’il est « le mieux qualifié pour diriger un
journal et assurer à celui-ci du prestige sur l’opinion
belge ».
    Même s’il reparaît d’abord dans un Bruxelles presque
désert, Le Soir « volé » rencontre un succès indéniable. Les
soixante mille exemplaires du 13 juin deviennent vite
cent mille, puis deux cent mille. Le 31 août, De Becker
est nommé à titre provisoire « chef des services administratifs et rédactionnels ». Au début du mois d’octobre, les
Allemands insistent pour qu’il prenne l’entière responsabilité de la rédaction de ce « journal de reconstructionnationale ». Il est vrai que le directeur officiel est un vieil
homme au comportement pour le moins imprévisible :
Horace Van Offel. Quant à Raymond De Becker, depuis
quelques semaines, il a pris de l’assurance : « il est propre,
soigné, tiré à quatre épingles ; c’est un autre homme, ce
n’est plus le bohème de naguère ; il est triomphant, de
surcroît 14  ».
    De Becker était-il alors « l’antirexiste convaincu » que
décrivit toujours Hergé ? À l’en croire, « le seul rexiste
venu au Soir fut le théoricien du mouvement, José Streel,
précisément au moment de sa rupture avec Le Pays réel 15  ».
Mais Hergé oublie de dire qu’il y avait aussi son vieil ami
Paul Jamin, dont il déclarait en 1939 que ses caricatures
avaient « plus fait pour Rex que tous les discours de
Degrelle réunis », un Paul Jamin qui publiera également
ses caricatures dans le Brüsseler Zeitung , le quotidien des
Occupants. De toute manière, rexisme ou pas, l’autonomie à laquelle prétendait De Becker était pour le moins
illusoire et sa marge de manœuvre on ne peut plus
réduite. Même s’il poussait l’esprit de collaboration un
peu moins loin que les responsables d’autres publications,
comme Le Nouveau Journal de Robert Poulet ou Cassandre de Paul Colin, le rédacteur en chef tenait son autorité de la Propaganda Abteilung.
Lorsqu’il n’adoptait pas la thèse soutenue par la Propaganda ,
[le journaliste du Soir ] ne pouvait que se taire ; il ne pouvait
en général marquer aucune désapprobation de cette thèse,
soutenue dans d’autres journaux comme Le Pays réel et Volk
en Staat .
    En résumé, le journaliste du Soir  :
    1° – pouvait écrire tout ce qu’il voulait pourvu que ce fût
conforme aux désirs des Allemands
    2° – ne pouvait en principe rien écrire qui fût contraire aux
thèses patronnées par les Allemands
    3° – pouvait occasionnellement s’abstenir de défendre telle
thèse déterminée indiquée par les Allemands, mais ne pouvait se
permettre pareille abstention régulièrement ni même souvent 16 .
    Dans l’ensemble, notera honnêtement De Becker dans
un texte rédigé peu après la guerre, « la collaboration fut
sans aucun doute un rush vers le pouvoir. Mais ce rush fut
loin d’avoir toujours des motifs sordides et constitue un
phénomène normal de toute révolution. Celle-ci vise
avant tout à remplacer une couche dirigeante par une
autre et, sous une apparence idéologique, n’est principalement que ce brusque renouvellement 17  ». De Becker, qui
vient d’avoir vingt-huit ans lorsqu’il obtient la direction
du Soir , est l’illustration parfaite de ce phénomène. Mais
il est tout aussi clair qu’il a, en 1940, de claires affinités
avec